UNE PARISIENNE A LHASSA

 


Création le 15 décembre 2017

Née en 1868, Louise Eugénie Alexandrine Marie David est plus connue sous le nom d’Alexandra David-Néel. Difficile d’être plus aventurière qu’elle.

À 18 ans, à la Cour de Belgique

Avant même l'âge de 15 ans, Alexandra s'exerce à un bon nombre d'austérités extravagantes : jeûnes, tortures corporelles, recettes puisées dans des biographies de saints ascètes trouvées dans la bibliothèque de l'une de ses parentes, à ce qu'elle note dans Sous des nuées d'orage, paru en 1940.
À 15 ans, passant ses vacances avec ses parents à Ostende, elle fugue et gagne le port de Flessingue en Hollande pour essayer d'embarquer vers l'Angleterre. Le manque d'argent l'oblige à renoncer.


En 1889, à 21 ans, elle se convertit au bouddhisme, notant la chose dans son journal intime, paru en 1986 sous le titre de La Lampe de sagesse. La même année, pour se perfectionner en anglais, langue indispensable à une carrière d'orientaliste, elle part à Londres où elle fréquente la bibliothèque du Musée britannique .

À l'incitation de son père, Alexandra entre au Conservatoire royal de Bruxelles, où elle étudie le piano et le chant. Pour aider ses parents qui connaissent des revers de fortune, Alexandra, qui a reçu un premier prix de chant, occupe, sous le nom d'Alexandra Myrial, l'emploi de première chanteuse à l'Opéra d'Hanoï (Indochine), durant les saisons 1895-1896 et 1896-1897.

Le 4 août 1904, à Tunis, elle épouse Philippe Néel de Saint-Sauveur, son amant depuis le 15 septembre 1900. Elle a 36 ans. Leur vie commune, parfois orageuse, mais empreinte de respect mutuel, cesse le 9 août 1911, lors de son départ, seule, pour son troisième voyage en Inde (1911-1925) (le deuxième s'étant effectué pendant un tour de chant) les voyages et séjours d'Alexandra David-Néel auraient été impossibles sans le soutien financier de Philippe Néel.



Alexandra David-Néel arrive au Sikkim en 1912. Elle se lie d'amitié avec Sidkéong Tulku Namgyal, le fils aîné du souverain (chogyal) de ce royaume (qui deviendra un État de l'Inde), et se rend dans de nombreux monastères bouddhistes pour parfaire sa connaissance du bouddhisme. En 1914, elle rencontre dans un de ces monastères le jeune Aphur Yongden, âgé de 15 ans, dont elle fera par la suite son fils adoptif. Tous deux décident de se retirer dans une caverne en ermitage à plus de 4 000 mètres d'altitude, au nord du Sikkim.

Dans sa caverne d'anachorète, elle s'exerce aux méthodes des yogis tibétains. Elle fait parfois tsam, c'est-à-dire fait retraite plusieurs jours durant sans voir personne, elle apprend la technique du toumo, qui permet de mobiliser son énergie interne pour produire de la chaleur. À la suite de cet apprentissage, son maître, le gomchen de Lachen, lui donnera le nom religieux de Yéshé Tömé, « Lampe de Sagesse », qui lui vaudra par la suite d'être reconnue par les autorités bouddhistes partout où elle se rendra en Asie.

Pour ne pas trahir sa qualité d'étrangère pendant son séjour au Tibet, Alexandra n'ose pas emporter d'appareil photo, de matériel de relevé, elle cache toutefois sous ses haillons une boussole, un pistolet et une bourse avec l'argent d'une éventuelle rançon.


À Calcutta, vêtue de la nouvelle tenue tibétaine que lui a achetée Mcdonald, elle se fait photographier en studio.
À son retour, dès son arrivée au Havre le 10 mai 1925, elle peut mesurer l’extraordinaire célébrité que lui vaut son audace. Elle fait la Une des journaux et son portrait s’étale dans les magazines. 


Le récit de son aventure fera l'objet d'un livre, Voyage d'une Parisienne à Lhassa, qui est publié à Paris, Londres et New York, en 1927, mais se heurte à l'incrédulité de la critique qui a du mal à accepter les récits de pratiques telles que la lévitation et le tumo.

À cent ans et demi, Alexandra demande le renouvellement de son passeport au préfet des Basses-Alpes.


Elle s'éteint le 8 septembre 1969, à presque 101 ans. Ses cendres sont transportées à Vârânasî en 1973  pour être dispersées avec celles de son fils adoptif dans le Gange.


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INTRODUCTION DE ALEXANDRA DAVID-NÉEL

1924 - Huit mois de pérégrination à travers des régions en partie inexplorées exigerait un véritable Journal de voyage en plusieurs volumes, surtout que j’ai voyagé en Orient pendant quatorze années consécutives … Quelles sont les raisons qui m’ont amenée à choisir un déguisement pour me rendre à Lhassa ?

Des Jésuites et des Capucins firent de longs séjours au Thibet au XVIII ème siècle. Au XIX ème siècle, après le séjour de pères lazaristes, tous les voyageurs furent contraints de rebrousser chemin, car leur vie était en danger. Je pénétrais quand même au Thibet, lorsque je devins malade. L’officier tibétain résidant au poste frontière me demanda tout d’abord si j’étais munie d’une permission  du consul anglais ; ce n’était pas le cas, et sur mon chemin, je fus arrêtée une nouvelle fois : les officiers tibétains siégeaient dans une tente devant laquelle flottait le drapeau thibétain. L’escorte des soldats comportait deux musiciens armés de trompettes thibétaines … À la fin ils se résignèrent. Pendant ce temps-là, un Danois qui se voyait barrer la route voulait retourner à  Changhaï. On lui refusa de reprendre la route qu’il avait prise, et il dut faire un long détour par le nord, d’une durée de plusieurs mois, à travers des déserts sillonnés par des bandes de brigands.

Mon fils adoptif, le lama Yongden, me suivait à quelques jours de marche en arrière avec sept mules chargées entre autres des appareils photographiques. Les soldats arrêtèrent la caravane, puis me retrouvèrent : ce fut la fin de notre aventure, du moins de son début.

Par ailleurs, au sujet de l’orthographe très compliquée des mots thibétains, ils ne se prononcent pas comme ils s’écrivent. Quant au nom Thibet, il est inconnu des Thibétains, qui appellent leur pays Peu Yul ou Gangs Yul (Pays des Neiges). Eux-mêmes se nomment Peu Pas.

Donc je ne pouvais atteindre Lhassa qu’en gardant le plus strict incognito et je ne devais pas être surprise en prenant des photos. Mais il nous était possible de rémunérer les services des photographes du pays qui ne manquent point au Thibet.


Lhassa

CHAPITRE PREMIER

Du portail de la Mission, le Révérend Père N. nous suit des yeux : où irons-nous, seuls, à pied, sans bagages ? C’est la cinquième fois que je me mets en route … pour le moment, mes bagages, ostensiblement laissés en dépôt au village, prévenaient tout soupçon concernant mes projets. Des bagages réduits au minimum, une tente confortable sacrifiée à une ample quantité de vivres et à une tente lilliputienne … ainsi qu’ à un sabre court, partie essentielle de l’équipement de tout voyageur thibétain (pour nous surtout cognée de bucheron), tout cela pour un voyage de huit mois.

Nous quittons le Mékong, et croisons deux marchands qui nous prennent pour des chinois à cause de notre costume.


Puis Alexandra se débarrasse de ses deux porteurs en leur confiant des commissions à faire et en les payant généreusement. Yongden et elle vont transporter eux-même leur attirail à pied à travers les chemins de montagne pour une folle aventure, hypnotisée par sa volonté de réussir.

Avec son compagnon, ils se déguisent en ardjopas, pèlerins voyageant à pied et chargés de leurs bagages au merveilleux «Pays des Neiges ». Leur problème est de franchir la frontière sans se faire remarquer. Cela les amène à voyager le plus souvent de nuit, de rencontrer des léopards, d’éviter les agglomérations et de se tromper de chemin. En allant s’approvisionner, Yongden est sollicité par le vendeur pour réciter des prières au profit d’un groupe de pèlerins qui va arriver. Il est obligé de décliner : c’est trop près de la frontière.



CHAPITRE DEUX

Ils rencontrent un vieillard mourant, abandonné par ses compagnons, suivant la coutume thibétaine, puis une dame élégante et riche qui a des doutes sur son origine. Yongden lui répond que c’est sa mère … En poursuivant leur route, ils dorment dans une caverne, rencontrent des cultivateurs qui demandent à Yongden de leur prévenir l’avenir. Ce serait un manque de bienveillance de la part d’un lama de le leur refuser.


Une jeune fille, exténuée par une longue marche a ses pieds enflés. Yongden lui conseille de faire une prière pour écarter le démon, de se reposer pendant trois jours, de bien manger et de laver ses pieds. Si les résultats ne sont pas au rendez-vous, il faudra recommencer ; et d’enseigner une formule magique (une dzoung) à la mère de la jeune fille … Alexandra se cache dans son manteau pour ne pas montrer qu'elle pouffe de rire.


Malheur ! Au village suivant, ils ont la mauvaise idée de vouloir faire du thé. Yongden est muet et passe son temps à manger et à boire. Alexandra reçoit quelques gouttes d’eau sur ses mains qui retrouvent leur blancheur. Et dans l’assistance sceptique, il y a trois soldats. Yongden déclare que finalement ils retournent en Chine, ce qui déclenchent l’hilarité des spectateurs, qui les prennent toujours pour des philings (des étrangers).

Puis, en chemin, ils trouvent un chapeau crasseux en peau d’agneau. On ne ramasse jamais son propre chapeau lorsqu’il tombe, a fortiori celui d’une autre personne. Alexandra le fait quand même et le met sur sa tête ; elle a l’air encore plus misérable. Cette minable coiffure sera un facteur du succès de son voyage.

Quelques temps plus tard, un paysan court derrière eux : « Il faut que vous alliez voir le fonctionnaire qui réside au village. » Yongden obtempère. Quelques temps plus tard il est de retour. Il a vu le fonctionnaire qui est spécialement chargé de surveiller les voyageurs, lequel lui a fait l’aumône d’une roupie ! Mais il y a mieux, un nouveau fonctionnaire vient remplacer le précédent. La rencontre a lieu sur le chemin. Le « pönpo » observe longuement les deux mendiants, et Alexandra a une idée de génie : elle se met à se lamenter et lui demande la charité. Le fonctionnaire sourit et lui donne une pièce. Alors la « mendiante » a le geste le plus respectueux du pays : elle lui tire la langue !



CHAPITRE TROIS

Nouveau tintement de sonnette, mais c ‘est une innocente chèvre chargée de sacs. Puis ils arrivent à un col. Jamais un voyageur ne campe au sommet d’un col, il risque d’être gelé. Ils descendent donc et campent dans une agréable prairie. Le matin, ils voient arriver l’homme qui accompagnait le « pönpo ». Ils fraternisent. Le soir, ils le retrouvent, et ne peuvent pas faire autrement que  de coucher chez lui, passant outre à la saleté ambiante.

 


La vallée de Nou Tchou respire une majesté sereine et les quelques loups ne prêtent pas attention aux voyageurs, à qui une brave femme compatissante offre un bol de lait caillé avec de la farine. Il faut triturer cela avec les doigts avec lesquels qu’Alexandra s’est refait une beauté en les badigeonnant à l’encre de chine. Malheur ! celle-ci colore le lait en noir. Yongden lui intime l’ordre de boire quand même. C’est dégueulasse, mais Alexandra s’exécute.

Ils repartent la nuit vers une nouvelle aventure. Ils arrivent à un pont, et se retrouvent devant une porte, sans autre issue : ils sont dans la cour d’une ferme. Yongden part chercher un autre chemin, plus de deux heures s’écoulent. Il arrive enfin : il a glissé et a été entraîné avec des grosses pierres qui se sont détachées. Les errances pour retrouver leur chemin ajoutée aux inquiétudes des rencontres dont ils ne maîtrisent pas la dangerosité, leur causent de vives fatigues qu’ils pourraient apaiser en se baignant dans une source d’eau chaude. Hélas, une famille de pèlerins vient d’arriver. Si les Thibétains ne se lavent pas souvent, ils ont un respect pour les eaux chaudes naturelles et s’y plongent avec enthousiasme chaque fois qu’ils le peuvent.



Le voyage se continue dans la crainte de mauvaises rencontres. Un jour ils arrivent à une maison où ils sont accueillis cordialement, mais où ils ne peuvent pas passer la nuit. Pourquoi ? Parce qu’il sont arrivés au point de rencontre d’une bande armée de fusils, et qui prépare une opération de brigandage, et on ne tient pas à ce qu’ils recueillent des informations … Heureusement l’acte de montrer le bon chemin à un voyageur est considérer comme très méritoire au Thibet. Vient le moment important où il faut traverser une rivière accroché à un câble ; le mouvement de la traversée se fait grâce à la dénivelée entre le point de  départ et celui d’arrivée. Patatras. Au milieu de la rivière, le câble de traction des passagers se détache. Les voilà immobilisés au dessus du vide, tandis que les sauveteurs s’affairent. Tout est bien qui finit bien, tandis que Yongden fait la quête pour sa pauvre mère qui a eu si peur. 

CHAPITRE QUATRE

Le turban rouge d’Alexandra commence à trop attirer l’attention de la population. Le moment est donc venu d’utiliser le chapeau crasseux ramassé au bord du chemin … et toutes les questions embarrassantes cessent comme par enchantement.


 Une nuit, la violence du vent est telle que les deux voyageurs n’arrivent pas à déployer leur tente-couverture, et passent leur temps accroupis l’un contre l’autre près d’un buisson épineux, claquant des dents, sentant le froid les pénétrer par le cerveau.

Presque chaque jour apporte sa contribution, agréable ou déplaisante, de quoi tenir quelqu’un en joie pendant une vie entière. Un paysan demande à Yongden :
- Lama, savez-vous consulter le sort ? Il y a trois jours, une de mes vaches a disparu. Nous l’avons vainement cherchée. Est-elle tombée dans un précipice ? A-t-elle été volée ? Les gens de l’autre rive sont d’affreux brigands.
Réponse de Yongden, après prières et mures réflexions :
- Votre vache n’a pas été mangée. Elle est en vie, mais court le risque d’un accident. Si vous vous mettez à sa recherche sans tarder, vous la retrouverez. Tout dépend de votre adresse.

Les paysans sont très hospitaliers, mais posent des quantités de questions auxquelles il faut répondre. Petit déjeuner : chacun possède son bol qu’il ne prête à personne. Il est enduit de soupe de la veille et de thé qui ont gelé pendant la nuit. Et il faut paraître enchanté ! 


Pour ne pas trahir son incognito, Alexandra fait des efforts qui impliquent une pénible tension nerveuse. Par exemple, les Thibétains mangent volontiers des charognes de bêtes mortes de maladie : on leur a vendu un chiffon dont se dégage une odeur épouvantable. C’est un estomac rempli de rognons, de foie, de boyaux … On lui offre le tout avec une marmite pour faire son repas. Yongden affirme que sa mère est malade, et propose à ses hôtes de faire eux-mêmes la cuisine, pour que tous en aient leur part. Ceux-ci se régalent goulûment de cette soupe infecte.


 Autre gite pour la nuit : le repas dans la cuisine surchauffée par un feu de bois intense, puis l’hébergement dans l’écurie en plein air, jonchée de crottin gelé, qui pourrait se réchauffer à la chaleur des corps … Tout cela à 4500 mètres d’altitude. Mais enfin ils poursuivent leur voyage sans dépenser une roupie vivant des aumônes de fruits secs, de gâteaux de mélasse, de thé de première qualité, de quantités de beurre. Il n’est pas nécessaire de rouler sur l’or pour voyager et vivre heureux sur la bienheureuse terre d’Asie.



CHAPITRE CINQ

Pour continuer, il y a deux routes, l’une dans la vallée et sans brigands, l’autre en zone déserte avec brigands qui peuvent très bien faire tomber nos voyageurs dans un précipice, pour éviter le crime d’ôter la vie à un lama et à une femme accomplissant un pèlerinage. C’est naturellement la deuxième voie qu’Alexandra choisit, même si la neige peut les bloquer à tout moment, sans espoir de retour. Donc en route pour le pays de Po, où les habitants sont réputés être cannibales.

Il faut d’abord traverser une petite rivière, mais pieds nus pour ne pas mouiller les bottes, avec de l’eau presque jusqu’aux hanches. Les Tibétains ne s’essuient pas les pieds, car l’eau risque de geler sur leur houppelande. Ils arrivent dans une ferme abandonnée l’hiver, avec des bottes de foin, un sol jonché de crottes de biques et de bouse de vaches. C’est plein de combustible à ramasser dans le pan de sa robe. Le plus pressé est d’allumer du feu. Mais pas une étincelle ne jaillit du silex qui doit être mouillé.


Or Alexandra a étudié le toumo réskiang, l’art singulier d’accroitre la chaleur du corps, complètement nu, immobile pendant la tempête d’hiver. Elle l’a même exercé pendant cinq mois portant la mince robe des novices à 3900 mètres d’altitude. Bonne occasion de tester le toumo pour réchauffer et assécher le briquet. Effectivement, son visage rougit, son corps devient brûlant, elle frappe le silex et une étincelle jaillit.

Puis un homme émerge des broussailles, portant une charge de bois. Nouvel interrogatoire. Yongden essaie de le persuader de prêter des chevaux pour continuer la route. Le dokpa, plutôt réticent, n’en prête qu’un seul. Même ainsi, cette bonne chance paraît miraculeuse : ils monteront le cheval à tour de rôle. Puis, tous les jours, ils sont invités à partager le repas et à raconter leur histoire. Et Yongden prend l’habitude de mendier dans le village, laissant Alexandra « endormie », la tête sur leurs sacs de voyage. L’un des hôte demande à l’autre ce qu’il peut y avoir dans ces sacs, et joint le geste à la parole. Alors Alexandra feint de s’éveiller et d’avoir entendu Yongden revenir. Cela détend l’atmosphère, quand Yongden revient si promptement que cela provoque une profonde sensation parmi les présents.

Puis on demande à Yongden de provoquer de la neige sur des alpage qui n’ont pas été suffisamment humidifiés. Il répond que la célébration du rite demande plusieurs jours exige plusieurs jours, et la neige, en tombant, bloquerait le passage vers Lhassa ! Mais il y a une solution : Yongden partage quelques grains d’orge entre son mouchoir et un morceau de papier qu’il donne aux paysans. Au bout de quelques jours, ceux-ci devront lancer au loin les grains d’orge, tandis que Yongden fera la même chose au même moment après avoir franchi le col. Et alors la neige tombera. Tout le village est mis au courant et manifeste sa dévotion.



CHAPITRE SIX

Un paysan a consenti de prêter un cheval, et d’accompagner les voyageurs jusqu’au col. Le voyage a lieu par un vent glacial, mais le col est dégagé de la neige. Alexandra manifeste sa satisfaction par le don d’une pièce d’argent, qui est rarissime dans une région où on ne pratique que le troc. 



 Mais le paysan la refuse, préférant la bénédiction de Yongden le lama. Celui-ci est soucieux, car la neige va tomber. Ils installent leur tente, mais le poids de la neige écrase la tente. Ils arrivent à s’extirper, et sont condamnés à marcher la nuit sous cette neige qui n’en finit pas de tomber. Ils arrivent à s’abriter dans une caverne, puis repartent jusqu’au moment où Yongden glisse et se tord la jambe. Il ne peut plus marcher. Ils regagnent la caverne et élaborent plan sur plan. Alexandra part chercher du secours et n’en trouve pas. Elle ramène du bois qu’elle doit envelopper dans son manteau, et c’est en robe légère et en grelottant qu’elle retrouve la grotte.

Ils repartent en claudiquant jusqu’au moment où Alexandra s’aperçoit que ses bottes  ne « tiennent plus la route ». Mais ils arrivent enfin à une cabane, font du feu et réparent les bottes. Mais ils n’ont plus rien à manger, alors qu’ils jeunent depuis plusieurs jours. La neige tombe de plus en plus dru. Ils n’ont plus qu’à alimenter le feu et passer ainsi leur réveillon de Noël.

Ils progressent encore et arrivent à une hutte où une dizaine d’hommes se sont réfugiés. Ceux-ci leur donnent plusieurs bols de thé au beurre … et repartent à la recherche du Gouverneur, qu’ils veulent tuer ! Nos deux voyageurs arrivent enfin à un village où ils peuvent faire l’aumône et se rassasier. Mais la crainte des voleurs qu’on leur signale. Et puis, de village en village, ils comprennent que la province est en rébellion contre le Gouverneur.

Ils arrivent à une ferme, où ils sont accueillis par plusieurs chiens méchants et par le refus du maître de maison de les accueillir. Au bout de plusieurs tentatives, un fermier cossu accepte enfin de leur donner l’hospitalité et de la tsampa avec du thé au beurre.

La tsampa est le nom tibétain de la farine d’orge du Tibet grillée. C'est l'aliment traditionnel de base au Tibet. On remarquera aussi que d’un siècle à l’autre l’orthographe du Tibet a perdu un « h ».





CHAPITRE VII

Revenons au Gouverneur qui a été lapidé et que l’on a cherché à tuer. Lorsqu’un haut fonctionnaire réside dans n’importe quel endroit, les gens sont tenus de le nourrir, lui, ses serviteurs et ses bêtes, mais aussi de lui offrir, chaque jour, une quantité déterminée de présents en nature et en argent. C’est ce qui justifie l’animation dans cette ville de Soung Dzong, où Yongden fait une visite au monastère et revient les bras chargés de nourriture. Quant à Alexandra, une brave femme lui offre un pain à la mélisse. Un riche voyageur entame la conversation avec elle et lui offre également des pains à la mélisse.



Côté « chambre d’hôte », les choses ne vont pas toujours au mieux. Certains lâchent leurs chiens, d’autres prétexte qu’il y a un malade dans la maison. Cette interdiction n’est pas un souci d’hygiène, mais une superstition : la maladie est l’œuvre de personnages invisibles d’un autre monde qui cherchent à s’emparer du « souffle vital » des autres êtres pour s’en repaître. Or les voyageurs trainent un ou plusieurs démons à leur suite, qui peuvent profiter de la situation. Plus d’une fois de rusés campagnards ont profité de cette superstition pour tenir leur porte close, alors que tous ceux du logis se portent bien.

Des paysans demandent à Yongden des nouvelles d’un voisin. Yongden, fatigué de faire le devin à tout bout de champ, répond froidement que celui-ci est mort. Renseignements pris, le malade se porte mieux. La cote de Yongden faiblit. Or quelques temps plus tard il retrouve ces mêmes paysans, qui sont maintenant très humbles. Il répète que le malade est mort. Alexandra demande des explications : si les paysans sont devenus humbles, c’est qu’il est vraiment mort, et ils cherchent à se faire pardonner de leur erreur par leur humilité !

Dans une de leurs maisons d’accueil, une jeune fille pétrit pendant des heures la pâte pour une galette de nouvel an frite dans l’huile extraite de noyaux d’abricots. Nos voyageurs repartent le lendemain avec des galettes plein leur sac. Puis ils manquent de se faire dévaliser par deux bandits. Alexandra est obligée de sortir son revolver qu’elle a à la ceinture sous son manteau …

Les rencontres avec les brigands sont chose commune au Thibet. La bande de voyageurs qu’ils avaient rencontrée a été attaqué, et il y a eu des blessés, mais cela ne diminue pas leur bonne humeur. Et ils se hâtent de se faire bénir par Yongden.



CHAPITRE VIII

Il est sage de ne jamais se féliciter trop tôt de sa bonne chance. Au détour du chemin, Alexandra aperçoit sept hommes. Un pressentiment soudain la met en garde, mais elle continue à marcher tranquillement, telle une pauvre pèlerine exténuée. Puis, elle se met à hurler de désespoir : les deux roupies que les hommes viennent de lui prendre étaient de l’argent sacré : un pieux villageois les avait offertes à son fils, le lama, après un service funèbre qu’il avait célébré pour son père défunt que son fils l’avait guidé vers le séjour de la béatitude. Le châtiment des mécréants ne tarderait pas. Les sept brigands paraissent pétrifiés.

Un des popas s’excuse : « Ne nous en veuillez pas, mère, voici vos deux roupies, ne pleurez plus, et que le lama nous donne sa bénédiction. »

La température s’est beaucoup abaissée. Nos voyageurs dorment chaque nuit en plein air, un brasier flambant à côté d’eux, au pied de quelque sapin dont les larges branches leur servent de toit. Un jour, ils entendent une marche funèbre, mais cela n’a rien de dramatique : ce sont des bucheronnes qui traînent des arbres que leurs maris ont débités, et la marche funèbre sert à les faire marcher au pas.

Ils se rapprochent de Lhassa, et sont attristés par un pénible spectacle : une partie d’un groupe de pèlerins s’est transformée en brigands. Quelques femmes sont restées sur le chemin,  incapables de poursuivre leur route, plus ou moins meurtries. Des cadavres d’hommes gisent ça et là.



CHAPITRE IX

Enfin, après quatre mois de marche, d’aventures et d’observations, c’est la dernière étape vers Lhassa. Les villages deviennent de plus en plus rapprochés, mais il ne faut pas crier victoire. Une tempête furieuse se lève et crée un gigantesque rideau jaune, qui peut être interprété comme un signe de sécurité. Une femme s’approche d’Alexandra :
- Vous cherchez un logement, Ma gué (vieille mère) ? Suivez-moi.
La femme les conduit à la lisière de la ville, dans une masure à moitié écroulée, et disparaît.

Lhassa est loin d’être une importante cité. Mais le Potala lui confère un caractère particulier. Ce gigantesque édifice occupe un des sommets d’une petite chaîne de monts isolée dans la vallée.
Une grande partie de la décoration murale est l’œuvre de peintres chinois ou de leurs élèves.

Alexandra et Yongden vont visiter le Potala avec deux badaud qu’ils ont recrutés pour faire mieux couleur locale. Mais un gamin ordonne à Alexandra d’enlever son bonnet à peau de mouton, qui est interdit dans l’enceinte. Mais cela découvre ses cheveux, qui ne sont plus teints à l’encre de chine depuis longtemps déjà. Yongden est horrifié, car elle va être le point de mire de tout le monde. Bien heureusement, c’est Yongden qui capte l’attention de toute une bande de pèlerins.

Dès que les lampes sont allumées, il faut se rendre au parkor. Une foule considérable y est massée en attendant le passage du Dalaï Lama, qui apparait enfin. Les policiers deviennent féroces, et chassent une partie de la foule. Infanterie et cavalerie défilent. Le Dalaï Lama, porté dans une chaise chinoise couverte de brocart de soie jaune, passe, entouré par le général en chef, et de quantités de délégations qui fêtent le nouvel an, avec des illuminations en pleine éclipse de lune.


TEMPLE DE DIO KHANG
Suit une description de Lhassa, et nous prenons par exemple le saint des saints de Lhassa, le temple appelé Djo Khang (la maison du seigneur). Il contient une statue en bois de santal entièrement dorée, qui est censée représenter Siddhartha Gautama dans sa jeunesse, avant qu’il ne soit devenu un Bouddha.


Le progrès de la civilisation occidentale à Lhassa se manifeste par des parades militaires. Vêtus d’un uniforme kaki, précédés d’une fanfare qui joue des airs populaires anglais, les soldats marchent à travers la ville, armés de vieux fusils anglais. L’usage veut qu’au début de l’année trois tentes soient levées et dans chacune d’elles est attaché un animal, chèvre, coq ou lièvre. Des hommes tirent à balle sur les tentes et si l’une des bêtes est blessée ou tuée, c’est un présage de calamités. Cette fois-ci, un fusil explose, et le tireur est tué : c’est un bon présage.

Alexandra se mêle à la population en fête sans être reconnue, ou si peu. Elle en retire des souvenirs à ne plus savoir qu’en faire.

ÉPILOGUE




Gyantsé est la troisième ville du Thibet, située sur la grand route de l’Inde. Le premier Européen qu’Alexandra rencontre reste muet de stupéfaction en entendant une Thibétaine lui adresser la parole en anglais. Lorsqu’elle raconte qu’elle arrive de la Chine, à pied, qu’elle a voyagé pendant huit mois au Thibet, traversé des régions inexplorées, et passé deux mois à Lhassa, nul ne trouva un mot à lui répondre.

Seule dans sa chambre, avant de s’endormir, elle s’écrie :
- Lha gyalo ! Les dieux ont triomphé !