"À quelque race qu’ils appartiennent, les habitants de l’île de Ceylan montrent un goût passionné pour la danse et pour la musique …" Tel est le début de l’article de Robert Dunier dans le numéro 796 du dimanche 3 mars 1912 du Journal des Voyages.
En voici un extrait :
Il y a, parmi les danseurs mimes de Ceylan, une hiérarchie, pour ainsi dire naturelle et logique, selon l’objet de leur représentation.
En bas de cette échelle artistique on voit les montreurs d’araignées-danseuses. Ces araignées ont des pattes d’une longueur considérable, cinquante centimètres pour le moins. Leur corps est petit ; il a la forme d’une boule, et cette boule se trouve ainsi suspendue comme un dôme en haut des pattes, qui ressemblent ainsi à un faisceau de colonnes. Sensibles au son de la flûte, les araignées lèvent leurs pattes en cadence et balancent leur corps rythmiquement.
À un degré un peu plus élevé, se placent les hommes-serpents, parmi lesquels les charmeurs de Colombo sont les plus renommés et les plus habiles. Ils montrent, avec une audace dont seuls ils sont capables, les cobra-capella, le plus dangereux des serpents, se balançant au son de la clarinette et décrivant mille courbes gracieuses. Mais les rivaux de ces charmeurs fameux prétendent que ceux-ci ont soin d’édenter d’abord le cobra-capella avant de le dresser à la chorégraphie.
Cependant il est un point où les charmeurs de Colombo défient toute concurrence : c’est dans l’art de la jonglerie. Ils se servent, pour leurs exercices, de coquilles de noix de coco, et ils jonglent en lançant en l’air et en rattrapant quatre, six et même dix coquilles, avec une stupéfiante dextérité. Les charmeurs de Colombo possèdent aussi des troupes d’acteurs peu encombrants et dont la bonne volonté gracieuse n’est jamais en défaut. Ce sont des poupées revêtues de costumes orientaux magnifiques. Certaines poupées portent des pierres précieuses sur leur tunique. Avec leurs marionnettes les charmeurs représentent des épisodes tirées de l’histoire merveilleuse des anciens rajahs de l’Inde et de Ceylan, ou encore ils montrent les exploits épiques des héros et des dieux.
À un rang plus élevé que les montreurs de poupées, se trouvent les hommes-démons. Et ceux-ci revêtent un certain caractère religieux, ou plutôt rituel. Voici l’objet de leurs représentations, qui sont presque toujours données par des troupes tamoules. On dresse ordinairement, dans une clairière, un autel au Seigneur-Diable. Cet autel se compose de trois pyramides tronquées, que l’on place l’une à côté de l’autre.
Des hommes revêtus d’un costume bizarre et la face couverte d’un masque s’avancent dans la clairière, récitent des hymnes en l’honneur du Seigneur-Diable qui envoie les fléaux, et pour le prier de les écarter. Ils les supplient de détourner sa colère du batakunda, du wtcha, du hotchadecawa, c’est à dire de l’éléphant, du bœuf, du porc qui constituent le fond de la richesse cinghalaise. Ils l’adjurent de terrasser le cherry, l’ours sournois et funeste ; ils l’invitent à brûler avec le guinemeï, ou feu céleste, les yeux de leurs ennemis. Ils lui demandent enfin de préserver de toute maladie la femme, la nana, qui est aussi une richesse pour le Cinghalais, afin que la nana soit aussi superbe que la vetchi, qui est la vache.
Mais les représentations des hommes-diables ne se bornent point à chanter ces sortes de litanies. Il y a aussi la ronde du diable. Elle a lieu généralement le soir, au clair de lune, parmi les broussailles. C’est dire que les spectateurs religieusement rangés alentour de l’espace réservé aux hommes-diables, ne voient pas grand chose et sont pénétrés d’une religieuse terreur.
D’abord les hommes-diables se couchent à terre ; et ils se tiennent ainsi durant quelques instants. Puis, ils se relèvent à demi. Leurs torses semblent des fleurs monstrueuses soudainement surgies du sol, sous le souffle nocturne. Et ces torses se balancent ainsi que les fleurs sur leurs tiges agitées par le vent. Et ces fleurs murmurent et gémissent.
Puis les hommes-diables bondissent tout à coup, et se trouvent droits sur leurs pieds. Les gémissements deviennent plus aigus, les fleurs humaines tournoient sur elles-mêmes. Les hommes-diables lèvent ensuite les bras au ciel ; enfin ils se livrent à des sauts furieux et se poursuivent réciproquement. On entend des cris de rage et des clameurs de victoire. La cohue devient indescriptible ; c’est un vacarme vraiment diabolique et qui peut faire frémir dans leurs lointains repaires ou arrêter dans leur course hardie les fauves déconcertés.
Mais le chef des hommes-diables lance un signal. Les cris cessent ; tous les frénétiques se laissent tomber à terre, et le silence succède au tumulte. Ce silence paraît d’autant plus profond et terrible qu’il contraste avec la tourmente infernale de tout à l’heure. Alors, s’élève dans la nuit un concert d’instruments que les musiciens s’efforcent de rendre aussi doux que possible ; et, pendant ce temps, les hommes-diables, prenant de la terre, façonnent des figurines auxquelles ils prêtent un visage humain. Quand chaque acteur a formé une figure, tous se lèvent et, suivis de la foule des spectateurs émus et terrifiés qui les entouraient, ils se dirigent vers une rivière ou vers une fontaine ; et tous, acteurs et public, attendent, debout et silencieux, le lever de l’aurore.
Au moment où le soleil va paraître, les hommes-diables lancent dans l’eau les figurines, et cela signifie qu’ils rejettent loin des spectateurs et loin de tout le village les maux dont ils étaient atteints ou qui paraissaient imminents.
Au son des flûtes et des tam-tams, tout le monde revient ensuite à l’autel du Seigneur-Diable ; puis, tout le monde se sépare enfin.
On le voit, la danse du Seigneur-Diable est plus encore une cérémonie rituelle qu’une représentation mimi-dramatique. De même, les concerts et les récitations qui ont lieu devant les portes des dagobas ou temples cinghalais, appartiennent aussi à la catégorie des représentations religieuses.
Les dagobas d’une certaine importance sont des tours de trente mètres de hauteur et dont la circonférence est de vingt mètres environ. Les dagobas, généralement, sont en granit rouge. Un mur d’enceinte entoure l’édifice. D’habitude, à la porte des dagobas, il y a une soixantaine de joueurs de tam-tams. Cette coutume date du temps du roi Dutageneru, qui vivait il y a deux mille ans.
Il existe une dagoba redoutable, c’est celle où, selon la tradition cinghalaise, se réfugia le roi Kagasuppa, qui avait tué son père. Là, les musiciens sont au nombre de cent vingt-deux.
La dagoba de Mihentellé possède une tour de dix-huit cent marches. Devant la porte de la dagoba, on donne de formidables concerts de tam-tams. Et l’on vend des gâteaux propiatoires nommés tanuhal.