DIEN BIEN PHU 2




Création le 20 janvier 2016

Point d’orgue, mais à quel prix, d’une politique coloniale française sans queue ni tête, d’une part ; première victoire, mais à quel prix, de « l’Homme Jaune », arrachée à « l’Homme Blanc »,  la bataille de Dien Bien Phu restera dans l’Histoire comme une bataille-clé, glorieuse de part et d’autre. Tout ça pour ça !

Militairement, il s’agissait pour l’état-major français de verrouiller l’accès au Laos aux divisions Viet de plus en plus nombreuses et de mieux en mieux armées par la Chine. Après le succès du camp retranché de la Plaine des Joncs, la grande cuvette de Dien Bien Phu aurait fait parfaitement l’affaire si sa piste d’aviation avait été protégée de l’artillerie adverse, et si le camp avait pu être approvisionné abondamment par air ou par terre. Il aurait aussi fallu que les troupe engagées aient pu se « replier sur une position préparée à l’avance » si nécessaire. Il fallait enfin tenir compte des renseignements de qualité sur les intentions et les réalisations de l’adversaire. « Élémentaire, mon cher Watson » eut dit Sherlock Holms.

C’était sans compter sur l’ingéniosité des Tonkinois :
- par l’utilisation de la bicyclette comme moyen de transport pour acheminer les vivres et les munitions
- par des couloirs d’approvisionnement en forêt, camouflés à l’aviation d’observation française ;
- par l’approvisionnement et la mise en place d’une artillerie conséquente, et camouflage des canons dans des cavernes creusées dans les pentes des collines d’où ils n’étaient extirpés que pour tirer ;
- par la mise en place d’une DCA efficace
- par l’encerclement total du camp retranché, qui ne communiquait plus que par radio avec l’extérieur.



Mais d’abord, il faut avoir regardé sur ce qui s’est passé à Cao Bang :

https://www.youtube.com/watch?v=jxadfRbYx50



Puis écouter Pierre Pélissier :


https://www.youtube.com/watch?v=gF8TY-7OERs&feature=iv&src_vid=TFu2_oxKSdk&annotation_id=annotation_217026

C’est tellement bien raconté, qu’à la limite, on pourrait en rester là. Mais il est intéressant d’y ajouter le « point de vue de Sirius ».

Les volontaires de haut grade ne  se précipitent pas pour aller en Indochine. Le Président de la République Vincent Auriol hésite et finalement se rallie au choix de Grandval+Navarre. Grandval n’a aucune envie de se fourrer dans ce guépier … Quant à Navarre, il ne connaît ni l’Indochine, ni la pratique du commandement en chef. Comme il le dit lui-même « Je me jugeais donc fort peu qualifié. C’est que je dis au maréchal Juin … Celui-ci me déclara que je n’avais pas le droit de refuser une charge qu’il fallait bien que quelqu’un assumât. » On hallucine. Mieux : Il avoue au  capitaine Pouget, le seul qui l’accompagne  à Saigon :
- C’est d’autant plus stupide que j’ai quatre vingt dix neuf chances sur cent de me casser les reins.
- Alors, mon général, pourquoi acceptez-vous ?

Il n’y aura pas de réponse.

Les « souverains » du Vietnam, Cambodge, Laos sont ravis que la France joue le rôle principal dans la défense du territoire, mais veulent tirer, chacun pour soi, leur épingle du jeu. D’autre part, tout le monde sait que le corps expéditionnaire français est étouffé par ses missions défensives, et n’a pas les moyens suffisants pour passer à l’offensive. Du côté politique, les choses ne sont pas plus claires. Auriol a choisi Laniel comme président du Conseil. Celui-ci veut assumer la poursuite de la guerre, tout en recherchant les conditions d’une négociation. Ho Chi Minh, qui est tenu au courant de tout cela doit se « frotter les mains » de satisfaction. Quant aux relations entre la France et les États-Unis, pour la défense du monde libre contre le communisme, elle se résume ainsi : « aux Français la fourniture et l’entretien des effectifs, aux Américains, la fourniture et l’entretien des matériels. »   


*********************************

Tableau de la situation :

Cambodge : le roi Norodom Sihanouk se dit convaincu que le Viêt Minh se retirerait du Cambodge si les Français rappelaient leurs troupes.
 

Laos : Le traité franco-laotien dit : « Le royaume du Laos réaffirme librement son appartenance à l’Union française, association de peuples indépendants et souverains, libres et égaux en droits et en devoirs, où tous les associés mettent en commun leurs moyens pour garantir la défense de l’Union … »

Vietnam : Le Congrès vote à l’unanimité : « Considérant … etc : le Vietnam indépendant ne participe pas à l’Union française sous sa forme actuelle … » Bao Daï a beau protester  qu’il ne veut pas sortir de l’Union française, il déclenche la méfiance de la France.

France : Le chef du gouvernement Joseph Laniel fait face à une Assemblée divisée : les communistes soutiennent bien sûr le Viet Minh,  tandis que les orateurs regrettent que la France s’épuise dans un conflit pour lequel on ne voit nul issue, et s’interrogent sur l’attitude des Vietnamiens et la nécessité de les aider, surtout que les bataillons vietnamiens, faute d’entraînement, se révèlent fragiles. À Navarre de jouer, selon ses possibilités et sans espérer de renforts …

Viêt-Minh : son état-major n’a aucune intention de laisser toutes les initiatives au général Navarre.

La situation est donc on ne peut plus confuse.

L’état-major viêt se réunit au grand complet. Hô, qui écoute en fumant une cigarette, dit : « L’ennemi a concentré ses troupes pour se renforcer. Qu’à cela ne tienne. Nous allons l’obliger à se disperser et c’en est fait de sa force … La conduite de la guerre doit être flexible

Coup de théâtre : L’Express publie le 24 octobre 1953 une série d’articles anonymes (chacun pense à Salan) dont la conclusion est « Dans une première phase de la guerre, les forces vite-minh devaient se contenter de couvrir par des actions de guérilla  la formation d’une armée régulière. La seconde phase serait caractérisée par le déclenchement d’offensives locales et d’opérations de harcèlement destinées à « user » l’adversaire. La troisième phase, enfin, serait celle de la « contre-offensive générale » destinée à chasser les Français d’Indochine. » L’auteur insiste sur l’augmentation de l’aide chinoise, suite à la fin de la guerre de Corée, et à l’amélioration des infrastructures à la frontière du Tonkin.

Réaction de l’État-major français : « Les Viêts n’ont pas d’artillerie de calibre 105 et ils sont incapables de s’en servir. D’ailleurs la RP 41 n’est pas praticable pour ce matériel. » Mais certains, comme le colonel Bastiani : « Je suis persuadé que Diên Biên Phu deviendra, qu’on le veuille ou non, un gouffre à bataillons, sans rayonnement possible … » Mieux : Navarre doute de l’efficacité de ses services de renseignement : « En résumé, chez l’ennemi une cloison étanche et chez nous une passoire ! »

Joseph Laniel évoque devant le Sénat un cessez-le-feu, sans réponse de Hô Chi Minh, en ajoutant : « Nous ne voulons pas la guerre, c’est entendu. Mais montrons aussi qu’aussi longtemps qu’on nous y oblige, nous savons la faire … » René Pleven souhaite une médiation de Nehru qui intéresserait l’Asie du Sud-Est en général et l’Indochine en particulier.


 Diên Biên Phu se traduit littéralement par « chef-lieu de l’administration préfectorale frontalière » et dispose d’une piste d’aviation (dite piste Pavie). L’approvisionnement en eau est assuré par une rivière, la Nam Youn mais la défense doit s’en remettre à l’observation aérienne qui sera gênée par la DCA viêt-minh. Ce sera l’opération « Castor ». Les trois conseiller de Navarre la déconseille. Navarre maintient, sachant qu’il ne disposera pas de moyens supplémentaires. Entre le gouvernement et le général en chef, l’incompréhension est bien totale.


Le 20 novembre 1953, 65 Dakotas décollent en 32 minutes. Un jeune para :
- Mon lieutenant, c’est loin où on va ?
- À deux heures de vol. Vous serez largués à Diên Biên Phu, sur la DZ Natacha.
- Mon lieutenant, est-ce que ça va tabasser ?
- Certainement.


Les hommes de Bigeard - ils dont 651 dont 200 Vietnamiens - sautent sur un bataillon viet à l’instruction ! Cela peut difficilement être pire. Les trois ou quatre mille habitants de l’agglomération ne se sont pas enfuis. Plus discrètement, une trentaine de commandos du CGMA « forces spéciales » composés de Vietnamiens encadrés par des officiers français, travaillent dans la clandestinité sur les arrières des Viets et prennent contact avec les maquis thaïs.

Les légionnaires continuent à sauter. La moitié d’entre eux sont Vietnamiens. Le génie répare la piste d’aviation. On parachute un bulldozer (du jamais vu). Il casse ses suspentes et s’enfouit dans le marécage. On en parachute un deuxième, qui rend la piste d’aviation opérationnelle.



Pour les premiers jours, chaque bataillon doit s’installer, creuser des positions de combat sur les collines, à qui on  donne par ordre alphabétique : Anne-Marie, Béatrice, Claudine … jusqu’à Isabelle.

Tout cela surprend l’État-major viêt. Enfin Hô Chi Minh parle : il veut bien négocier avec la France, mais pas avec le pouvoir en place à Saïgon. Or celui-ci récuse toute négociation dans laquelle il ne serait pas partie prenante … Paroles, paroles, paroles.

Le colonel de Castries est un fonceur, 21 citations, dont 16 palmes; mais pourquoi confier une base aéroterrestre à un cavalier qui n’aura à commander que des fantassins et des parachutistes ? Le 3 décembre, Navarre fait une déclaration : la bataille aura lieu à Diên Biên Phu, mais il disperse ses forces quatre jours plus tard au sud dans l’opération « Atlante » De son côté, Ho Chi Minh, qui a compris l’impasse que fait Navarre exhorte ses troupe pour la bataille finale.

À l’approche de la mi-décembre, la base a plutôt l’allure d’un campement de nomades, avec des véhicules roulant en tous sens dans des nuages de poussière « tout cela s’organise mollement ». Les bo-doï, à la jumelle, dissimulés dans les frondaisons des collines avoisinantes savent tout sur l’emplacement des canons, des munitions, des avions, des chars dénommés les « bisons » tandis que le Viêt Minh les appellent « les bisons » !

La base de Laï Chau est évacuée en catastrophe, personne ne sait exactement où sont passées les colonnes en provenance de Laï Chau. La colonne de secours tombe dans une fourmilière viet. C’est un désastre : 183 survivants sur près de 3000 au départ.

Navarre inspecte le camp en pleine organisation. Il demande au colonel Charles Piroth :
- Avec la batterie de 155 que vous venez de recevoir, pensez-vous pouvoir contre-battre efficacement l’artillerie viêt minh ?
- Mon général, je ne laisserai pas un canon viêt tirer plus de trois coup sans qu’il soit repéré et détruit. 
»
Et à la journaliste Brigitte Friand : « Les Viêts ne pourront jamais tirer en tir tendu ou en tir plongeant ! »

Les perpétuelles reconnaissances offensive font délaisser la défense du camp. Il n’arrivera jamais de ciment à la base, les stocks de parachutes seront vite épuisés … Navarre commence à douter « La grave préoccupation actuelle est l’aide chinoise qui semble s’amplifier considérablement en ce qui concerne les matériels lourds (camions, artillerie, canons de DCA) et qui donne au Viêt-minh des possibilités très accrues. Pour faire face la seule solution est dans l’augmentation de la puissance aérienne … » Qu’il n’a pas !

Tandis que la vie se poursuit au camp, Hô recommande à Giap : « Cette balaille est d’une grande importance et il nous faut vaincre à tout prix. Attaquez quand vous êtes sûr de la victoire. Dans le cas contraire, abstenez-vous. »


Un mot sur les 1200 bicyclettes, comparées par Giap aux taxis de la Marne, et qui ont été fabriquées en France, exportées vers l’Indochine, vendues à Hanoi, et pouvant supporter 100 kilos de charge … L’État-major  souhaite un assaut immédiat, mais Giap est plus réservé. La piste que pourraient emprunter les camions est encore en chantier, et c’est par là que les munitions doivent passer. Du côté français, Laniel souhaite la négociation. Mais il faut dire que les finances françaises s’améliorent dans la mesure où les Américains subventionnent une bonne partie de l’effort militaire français en Indochine.

Au camp retranché, malgré l’apport considérable du pont aérien, les Français ont de plus en plus l’impression d’être piégé et se demandent comment  échapper à ce guêpier. Il est même envisagé une retraite en force : l’opération Xénophon. Les Viêts font autour du camp un « boulevard périphérique » qui fait la fierté de Giap.

Les largages se poursuivent à un rythme épuisant, l’organisation sanitaire du camp devient nécessaire, face aux maladies qui font leur apparition. Il y a déjà des malades et des blessés à évacuer. Si les points forts sont nombreux et défavorables aux Viêts, le point faible du camp est qu’il ne peut être ravitaillé que par avion.

Dilemme pour Giap : faut-il attaquer le 25 janvier 1954 au soir ? Il demande l’expertise de ses « amis experts » (les Chinois), qui expriment un avis contraire à celui de son État-major. Il reporte l’ordre d’attaquer « Ce jour-là, je fus amené à prendre la décision la plus difficile de ma vie de commandant. » On n’attaque pas une place forte si on n’est pas sûr de l’enlever, et de l’enlever sans trop de pertes en hommes.

   
25 janvier : Ouverture de la conférence de Berlin. Les politiciens préfèrent-ils attendre l’issue du combat de coqs pour trancher ? C’est le temps de la réflexion, des interrogations, des améliorations … Du côté français, on souhaite un assaut viet, et du côté viet, on souhaite décisif  un tel assaut ; et de creuser des centaines de kilomètres de tranchées … parfois les souterrains traversent une colline, les canons sont prévus uniquement pour harceler la piste d’aviation. Le coup parti, la pièce recule dans la colline, et un fumigène, à quelques dizaines de mètres, simule le tir. Et nul, malgré les reconnaissances, les photos aériennes, ne parvient à savoir d’où ils tirent.

Du côté des hommes politiques français, Edgar Faure écrira plus tard dans ses mémoires :  « La bataille de Diên Biên Phu, avant d’être livrée sur le terrain, avait été perdue dans les âmes. » Le gouvernement français attend beaucoup du voyage de René Pleven. Pour clore une série de conseil pessimistes, on prête au général Fay : « Je conseillerai au général Navarre de profiter du répit qui lui est donné pour sortir d’ici tout le personnel qu’il pourra car il est perdu. C’est tout. » Mais officiellement, il rédige son rapport : « Diên Biên Phu est une position extrêmement forte qui, pour être attaquée, exigerait de gros moyens avec, au surplus, de grosses chances d’échec pour l’assaillant. »

Mais les Viêts savent ce qu’ils font en détruisant une vingtaine d’avion par des actions de commando près d’Hanoi. Et la brutale attaque du Viêt Minh contre le camp retranché, le 13 mars 1954, le transforme en banlieue de l’enfer. La veille, L’Oncle a harangué ses troupes : « Vous allez vous engager au combat. Cette fois-ci votre tâche sera grande, très difficile, mais aussi très glorieuse … Je vous souhaite de grandes victoires. Bons baisers à tous. »


Chars français à Diên Biên Phu