L'ÂME CORÉENNE



Création le 7 septembre 2015

L'article que nous publions ci-dessous a été écrit par Monsieur Jean Hourcade qui fut, de 1981 à 1985, Attaché Culturel de l'Ambassade de France en Corée et, de 1989 à 1991, Directeur du Centre Culturel Français de Séoul et Délégué de l'Alliance Française. L'auteur, qui connaît parfaitement le Pays du Matin Calme, ses traditions et ses habitants, a joué un rôle important dans le développement des relations culturelles franco-coréennes et a, plus particulièrement, contribué, au cours de ces dernières années, au développement de l'enseignement du français dans les universités de Corée.
 

Écrites par un fidèle ami de la Corée, sensible à ses moindres pulsations, ces "Réflexions sur l'âme de la Corée" constituent un témoignage intéressant, un regard porté "amoureusement" mais sans complaisance sur la Corée et les Coréens.


Il est difficile à un diplomate exerçant dans un pays de parler à cœur ouvert de ce qui constitue la réalité profonde de ce pays telle qu'il la ressent, car il s'agit de l'identité même de ses hôtes, de ce qu'il y a d'inné en eux, de leurs parents "qu'on ne choisit pas", de leurs aspirations, des particularités de comportement que leur histoire leur a fait acquérir, de l'image qu'ils donnent ou croient donner devant Dieu et devant les hommes, image nécessairement différente dans le regard de l'étranger.
 

C'est encore plus difficile pour quelqu'un qui comme moi a abordé ce continent par un pays voisin que la nature des choses ou le hasard de l'histoire a fait, pour la Corée, le grand miroir, c'est à dire, l'image inversée d'elle même, et réciproquement.
Mais je vais tirer profit de mon double handicap : ayant justement pour fonction première d'être l'observateur culturel de ce pays pour le compte du mien, et étant proche, par mon expérience récente, du Japon voisin je vais essayer de communiquer à mes amis coréens l'impression qu'ils offrent à leurs visiteurs au regard neuf.
 

Ce Pays est Yang. Quand on arrive ici de l'archipel voisin où tout est eau, bois et flou délibéré, sauf les horribles cités bétonnières, on remarque tout de suite que le roc affleure, on touche au minéral, au solide. L'air vibre sous le ciel pur. L'horizon est net. Plus de brumes indécises. Les arêtes saillent au sommet des montagnes et à l'angle des demeures de bonne pierre. On n'a pas ici cette peur du contact physique qui explique les courbettes japonaises ; la poignée de main est franche, la voix est forte, le verbe est haut, les sonorités sont claires.
 

On aime ici les couleurs vives, là-bas les teintes discrètes. On aime ici le bruit, partant la musique et les choeurs, les voix qui se mêlent comme un hymne à la vie et à la joie. On préfère là-bas le silence, à peine rehaussé, sanctifié, par le clapotis d'une vague ou le chuintement d'une source artistement canalisée peut-être à travers les mousses d'un jardin.
 

On aime ici les saveurs fortes, là-bas la cuisine presque fade à force de délicatesse sur des papilles affinées ; dans les deux cas pourtant à partir des mêmes ingrédients.

Bref, deux pays, deux natures ayant choisi des directions opposées dans leur préhension du monde sensible, des données immédiates de leur environnement. Deux manières opposées de chanter la beauté des choses et le bonheur d'exister ; voilà la conclusion d'un ami orientaliste, spécialiste du boudhisme coréen mais demeurant au Japon, et moi-même, tirions ces jours derniers de notre expérience commune de Français d'Extrême-Orient.
 

Dans la vie de l'esprit et de l'art, ces données de base de la nature et du peuple coréens se vérifient à chaque pas. Il est patent que tout ce qu'on a entrevu dans l'archipel voisin en fait de boudhisme, de poterie ou d'art traditionnel est parti d'ici ; ou reparti après l'escale chinoise, pour clamer le message au delà des mers. Corée : pont entre le bouillonnement fécond et désordonné du continent et les terres extrêmes du grand large ; pays péninsulaire déchiré entre l'évidence continentale et son rêve d'être une île ; entre la multitude inquiétante du grand Sud, ventre maternel de l'Asie, et la pureté mythique des races du Grand Nord et des steppes ; entre son hiver boréal, le temps du regard fendu sur la glace aveuglante, dans la bise qui cisaille les joues, et les touffeurs d'un été de chaudière où les prunelles s'alanguissent vers des horizons océaniens ; pays péninsulaire perpétuellement déchiré entre les deux couleurs de son drapeau, opposées, face à face, comme tant d'autre chose ici, comme deux béliers emmêlés corne contre corne.

Un des temps forts de ma découverte de cette terre, revisitée après plusieurs années d'absence et retrouvée comme chaque fois avec cette impression d'y respirer mieux, fut la révélation, Kyongju, de la grotte de Sokkuram.

Après une montée facile mais dans l'air glacé, je me trouvais, à l'aube, devant la face parfaite du Boudha. Les premiers rayons du soleil, presque d'un seul coup, réchauffèrent ma peau. Sentiment immédiat de bien être venant de l'Est face à la conscience de tout, adossée à l'Ouest. Cœur de la Corée de granit, joyau de cette terre dressé justement face à l'ennemi des anciens âges d'où venait chaque matin, paradoxalement, la clarté ; tout était là ; ce paradoxe justement d'un pays fécond parce que conflictuel, interface de cultures, zone de fracture donc d'échanges et de création.
 

Puisque j'ai pris le parti périlleux (et discutable) de la comparaison, n'a-t-on pas vu percer sous mes propos un autre élément de comparaison avec la Corée ? Je veux parler de ma France à la fois gauloise et latine, et aussi germanique, point de rencontre et de passages incessants, éternellement hésitante entre le désir narcissique d'auto-suffisance dans sa culture de nation centrale en Europe, et l'évidence de sa nature de pays mêlé, métis, jamais fini, recréé chaque jour.

Je suis un Français du Sud, un Gaulois des montagnes (mais je pourrais aussi bien être Breton), et les odeurs fortes de votre cuisine me rappellent bien des choses. Nous sommes aussi pour l'Europe du Nord, sinon la source, du moins le pont par lequel a transité la culture classique de l'occident latin, où elle s'est adaptée à d'autres climats que celui de la Méditerranée primordiale.
 

Les fermes de mon pays sont aussi en bonne pierre solide. Nous sommes aussi le pays de la terre lourde et des montagnes rocailleuses, des hivers interminables sous la neige où les idées fermentent sous les bérets, mais aussi où, à la veillée et aux fêtes, on se retrouve pour chanter à quatre ou cinq voix des chants qui, plus que jamais, me font briller les yeux, et dont j'ai ici, en Corée, des enregistrements pour les soirs de vague à l'âme ; nostalgie et persévérance, devise paraît-il des Capricornes, qui pourrait être un assez bon symbole des gens de Corée comme de mes congénères.
Pourtant, une différence au moins, et de taille ; pas de confucianisme chez nous même si, comme tous les vieux pays, nous avons le respects des choses anciennes. À mes yeux - j'ose le dire franchement - l'excès de la morale confucéenne a considérablement handicapé la Corée dans son histoire et ses conflits. Le caractère figé, presque uniquement vertical, de ce que le confucianisme est devenu a longtemps empêché la critique, le mouvement, l'échange, donc la vie. Trop souvent, j'ai eu ici l'impression qu'on n'est que ce qu'on paraît, c'est à dire ce qui est écrit sur sa carte de visite, outil indispensable à la conversation puisqu'on ne sait comment s'adresser aux gens avant de l'avoir lue.


Chez nous tant la tradition de l'humanisme gréco-latin que le christianisme nous ont appris que la personne humaine est première et que le juge suprême en dernier ressort, c'est Dieu, ou soi-même, sa propre conscience, et non pas vraiment la société. Malgré les inconvénients sociaux de cet a priori, celui-ci a, je crois, été à l'origine de la grande fécondité de notre culture française, fondée sur l'idé de liberté individuelle de l'homme et non de devoir envers un système.
 

Pourtant, le confucianisme n'a pas été seul en Corée. Il y eu, on l'a vu, le rayonnement, primordial en Orient il y a mille ans, du boudhisme coréen, de même que le chamanisme autochtone, guère éloigné d'ailleurs de certaines pratiques dites "païennes" encore vivantes dans certains coins de nos campagnes françaises.
 

Et il y a eu le christianisme, dernier venu dans ce bouillon de culture et qui a su tirer parti, justement, de l'absence de religion dominante.
 

Je voulais en venir là aussi : si le Pape, en 1984, est venu ici canoniser d'un coup une centaine de saints coréens, ce n'est pas un hasard. La France est avec l'Espagne, l'Italie et maintenant la Corée, en tête des pays ayant donné à l'Église Catholique le plus grand nombre de saints.
 

Quelle que soit la foi à laquelle on adhère, c'est qu'il est évident que vous êtes, comme nous, un pays qui élève l'âme ; un pays conflictuel, divisé de plusieurs manières ; pays, comme le nôtre, d'une certaine douceur de vivre sans cesse contrariées par les invasions d'une histoire tragique, pays qui sent l'ail, serre les mains et parle haut ; pays atypique dans sa zone et pourtant central ; pays incommode et provoquant, le cœur sur la main ou le poing serré ; pays qui pourrait bien jouer au rugby et capable, comme nous, de cogner fort dans la guerre ; pays qui rêve toujours d'un paradis perdu et d'une éternelle Renaissance ; vieux pays terrien face aux perfidies de la mer ; pays de fous, donc pays d'artistes ; pays violent donc pays de saints..

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Les images suivantes proviennent  d'un agenda publié par le Service d'information coréen sous l'égide de l'agence gouvernementale de Corée en 2001: