DES JOURNÉES INOUBLIABLES




 Modification 1 le 7 septembre 2015 - compléments

Le 5 octobre 2013, Laurent Fabius, Ministre français des Affaires Étrangère prononçait l’éloge funèbre du général vietnamien Vo Nguyen Giap, décédé à l’âge de 102 ans. Ce message, jugé quelque peu trop amical par nombre de Français, tentait de jeter un voile pudique sur cette guerre d’Indochine acceptée aussi bien par les gouvernements français de la IV ème République que par les nationalistes/communistes du Tonkin et leurs alliés.




 Ceci étant, il faut savoir tourner les page, sans pour autant les jeter dans les poubelles de l’Histoire. En supposant que Laurent Fabius ait lu aussi bien le livre de Jean Sainteny « Face à Ho Chi Minh » que celui de Vo Nguyen Giap « Des journées inoubliables », il eut pu singulariser son éloge funèbre, plutôt que de le banaliser, puisque chacun sait que quand on est mort, on a toutes les qualités. Ce sont des paroles qui ont - bien sûr - toute leur utilité diplomatique, mais qui ne pansent pas pour autant les plaies des innombrables victimes françaises, de l’Union française, indochinoises ou vietnamiennes, de cette guerre cruelle et de cet après-guerre tout aussi cruel.

Jean Sainteny a fait un excellent portrait de Giap en 1970 (voir l’article précédent) :

http://empirkersco.blogspot.fr/search/label/a%2053%20-%20FACE%20%C3%80%20HO%20CHI%20MINH

Giap a du lire le livre de Sainteny et a fait sa réponse, du berger à la bergère, en 1972, donnant sa vision personnelle des « journées inoubliables » qu’ils ont vécues chacun de son côté. Une réédition a été faite à Hanoï en 1994. Tout l’intérêt de la recension qui suit est de comparer deux visions différentes des mêmes événements.

Un Occidental comprendra difficilement la vénération, voire la piété filiale qu’ont eu nombre de Vietnamiens pour leur chef charismatique Ho Chi Minh. Le général Vo Nguyen Giap est de ceux-là. Les pages de son livre se réfèrent le constamment à l’Oncle Ho et même à l’Oncle tout court. Mais alors que l’Oncle se montrait un diplomate hors classe, recherchant si possible l’alliance avec la France, tout en tenant compte des aspirations de son peuple, Giap a préféré s’en prendre aux « ennemis », dont principalement les Français et les Chinois « tchiankaichistes ». 

Il faut reconnaître que le camarade Staline n’avait pas été tendre aux accords de Yalta, en préconisant l’intervention des Chinois (200 000) au Vietnam du nord et des Anglais (dix fois moins) au Vietnam du sud, ceci aux dépens des Français, et avec l’accord des Américains.

Et si « on » avait laissé Leclerc et Sainteny s’entendre avec Ho Chi Minh et Giap, les choses se seraient passées bien autrement.

Quoiqu’il en soit, Giap, nonobstant la phraséologie communiste qu’il a utilisée dans son livre, s’est montré un nationaliste intransigeant pour faire accéder son peuple à l’indépendance, quel qu’en soit le coût. Son efficacité a été à la hauteur de son intransigeance. C’était un homme de guerre, certes mais loyal envers l’Oncle. Exemple p. 98 :

« En novembre, un ressortissant français fut tué devant le garage AVIAT. Nous fîmes ouvrir immédiatement une enquête car nous avions toujours appliqué une politique de clémence et d’humanité vis-à-vis des ressortissants français.  Dans son message qu’il leur avait adressé en octobre, le Président Ho Chi Minh avait affirmé que les Français honnêtes et vivant en paix seraient traités en amis.


Au lendemain de cet assassinat, le commandant des troupes tchiangkaichistes invita le Président à son quartier général. Nos camarades se demandèrent s’il fallait donner suite à cette invitation.
 

- Puisqu’ils nous invitent, dit le Président, allons-y. Pour le moment, ils n’oseraient encore rien entreprendre contre nous. »

Rendez-vous est pris un matin. À midi, Ho Chi Minh n’est pas de retour. Un instant après on dit à Giap d’envoyer une voiture pour récupérer Ho ! Mais quid de la voiture qui l’avait amené ? Les Chinois l’avaient piquée, sous prétexte que la voiture dont s’était servi l’assassin était celle du Président ! Ambiance !

Giap reçoit Sainteny qui lui expose son opinion sur les rapports franco-vietnamiens. Il lui donne la position de son gouvernement : La France devait reconnaître l’indépendance et l’intégrité territoriale du Vietnam avant d’aborder d’autres questions. Ces entretiens sont interrompus, alors que l’annonce d’un accord franco-chinois met le feu aux poudres et déclenche la constitution d’un gouvernement de coalition entre les divers partis nationalistes vietnamiens.

Giap donne un coup de chapeau à Leclerc : « Leclerc se rendait compte qu’il lui faudrait beaucoup de temps et surmonter bien des difficultés pour rétablir l’ancien édifice … Les généraux français plus ou moins avisés s’étaient aperçus que la solution la plus adéquate était d’ordre politique. »


Mais il estime que son gouvernement est suffisamment fort pour mobiliser et organiser le peuple en vue de la résistance. La preuve implicite en est que maintes fois la mission française a du demander à le rencontrer.

« La question qui se posait alors était celle-ci : combattre les Français ou faire la paix avec eux. La réponse, l’Oncle Ho et le bureau du Comité central nous l’avaient donnée :

Nous pouvons trancher ainsi : si les Français maintiennent leur décision de créer une Indochine « autonome » selon leur déclaration du 24 mars 1945 (du général De Gaulle), nous nous battrons et nous pourrons le faire avec endurance, en pratiquant la guérilla ; s’ils reconnaissent la souveraineté de l’Indochine, nous pourrons faire la paix avec eux afin de briser ainsi le dessein de Tchang, des réactionnaires vietnamiens et des fascistes français qui entendent nous condamner à l’isolement et nous contraindre à combattre plusieurs ennemis à la fois.

La position que nous allions défendre au cours des négociations était d’arracher l’indépendance tout en ménageant la possibilité d’une alliance avec les Français qui devaient reconnaître le droit de notre peuple à l’autodétermination ainsi que notre unité nationale …

… Un point d’importance vitale : en entreprenant des négociations avec les Français, il faut non seulement ne pas relâcher, ne fut-ce qu’un instant, les préparatifs afin d’être prêt à résister à n’importe quel moment et n’importe où, mais encore les activer au maximum …
»

Et Giap est l’homme qu’il faut pour organiser cela.




Autre coup de chapeau à Leclerc (page 157) :

« Leclerc et les négociateurs français à Hanoï, plus au courant de la situation, n’étaient pas sans entrevoir le danger d’une guerre prolongée au cas où les pourparlers échoueraient. Mais les directives de Paris étaient strictes et les tendances colonialistes prévalaient. »

6 mars 1946 - L’escadre française commence à faire mouvement vers Haïphong. Les Chinois ouvrent le feu. Il y a des pertes de part et d’autre. Entre la mission française et le gouvernement  vietnamien, c’est l’impasse. « Le Président Ho Chi Minh trouva que le moment était venu de prendre une décision. Après consultation du bureau du Comité central, il proposa la formule : La France reconnaît que le Vietnam est une nation libre. La mission française fut d’accord. » 


Les deux parties aboutissent à un accord préliminaire international  : la France reconnait que le Vietnam est un État libre - 15 000 hommes du corps expéditionnaire français pourront rester pour assurer la relève des troupes chinoises - les deux parties cessent les hostilités pour ouvrir des négociations officielles.

Et Giap d’ajouter : « La cérémonie de signature étant terminée, le représentant de la France leva son verre à la santé du Président Ho Chi Minh. Il exprima sa joie de voir se dissiper le spectre d’un conflit armé. D’un ton posé mais ferme, l’Oncle Ho dit : Nous ne sommes pas satisfaits, n’ayant pas totalement conquis l’indépendance, mais l’indépendance totale, nous la conquerrons. »

Un grand meeting d’explication est approuvé par une salve d’applaudissements. « Les gens buvaient les paroles de notre Oncle. Beaucoup avaient les larmes aux yeux. » Puis, nouvel entretien entre Leclerc et Giap :
Leclerc : J’aime la France. Je voudrais que son honneur soit partout respecté.
Giap : Je suis un communiste combattant pour l’indépendance de son pays. À mon avis, les vrais patriotes respectent toujours le patriotisme des autres.

De nouveaux mots d’ordre sont lancés : Entente et égalité avec la France nouvelle - Alliance des deux peuples français et vietnamien contre les réactionnaires français.


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 L’autre « partenaire » de Giap est Georges Thierry d’Argenlieu. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne le porte pas particulièrement dans son cœur :

« … C’était la première fois que je voyais d’Argenlieu. Ce moine défroqué avait des petits yeux perçants sous un front raviné, et des lèvres d’une minceur féroce. Il suffit d’un moment pour le savoir plein d’expérience et de malices, de tours et de détours, imbu de sa personne et ratatiné de petitesse, bref un fossile des couches sous-marines du colonialisme. Il se vanta de savoir sur nous des quantités de choses …  Au cours de la conversation, d’Argenlieu m’apprit que d’aucuns le surnommaient  "l’austère et le silencieux". Une façon d’encenser sa vie monastique passée. Mais en fait de moine, c’était plutôt un politicien des plus retors.»

Nous avons choisi dans Wikipedia un autre portrait de ce Haut commissaire de la France en Indochine :

Après quatre années d'études dans les facultés catholiques de Lille, il est ordonné prêtre à Lille en 1925 (Père Louis de la Trinité). La Province des Carmes de Paris ayant été restaurée le 11 février 1932, il est nommé supérieur provincial de Paris en 1935 …. 


En septembre 1939, il est mobilisé dans la Marine comme officier de réserve et rejoint Cherbourg. Promu capitaine de corvette le 10 février 1940, il est fait prisonnier lors de la défense de l'arsenal de Cherbourg le 19 juin, mais il s'évade trois jours plus tard et rejoint le général de Gaulle à Londres le 30 juin.

Nommé chef d'état-major des Forces navales françaises libres en juillet 1940, il participe à l'expédition de Dakar,
Le 16 août 1945, le général de Gaulle le nomme Haut-commissaire de France et commandant en chef pour l'Indochine avec pour mission de rétablir l'ordre et la souveraineté française dans les territoires de l'Union indochinoise ; et, une fois l'Indochine libérée de l'occupation japonaise et chinoise et les provinces laotiennes et cambodgiennes annexées par le Siam récupérées, de mettre en place une fédération des peuples de la péninsule.


Le 6 septembre 1945, l’amiral d’Argenlieu part pour Saïgon et y arrive le 31 octobre ; il y retrouve le général Leclerc, présent depuis le 5 octobre. Les deux hommes ne s’entendent guère et leur conflit conduit au départ de Leclerc en juin 1946. Ils n’ont pas la même position sur l’opportunité et la nature des négociations avec Hô Chi Minh.
 

Au nord du Viêt Nam, s’est constitué un gouvernement provisoire, présidé par Hô Chi Minh et qui a entamé des discussions sérieuses avec un représentant français, Jean Sainteny. Le 6 mars 1946, un accord (accords Hô-Sainteny) est signé par lequel « la France reconnaît la République du Viêt Nam comme un État libre ayant son gouvernement, son Parlement, son armée et ses finances », accord qui fut qualifié en privé par d’Argenlieu de « Munich indochinois ».

L'amiral d'Argenlieu est maintenu à son poste sous les gouvernements de Félix Gouin, Georges Bidault et Léon Blum. Mais son action est controversée et le gouvernement de Paul Ramadier le remplace le 5 mars 1947 par Émile Bollaert, également Compagnon de la Libération.

 
On peut voir les choses de la façon suivante :

La Marine française n’a pas joué un rôle glorieux dans la seconde guerre mondiale. Après le sabordage de sa flotte de Toulon, l’affaire de Mers el Kébir, l’attaque manquée de Dakar,  et la prise de position de l’amiral Darlan, Thierry d’Argentier a voulu une revanche sur l’Histoire, encouragé en cela par le général de Gaulle ainsi que par les gouvernements qui lui ont succédé, avec peut-être une certaine jalousie à l’égard de la glorieuse épopée du général Leclerc. La restauration de l’Empire français est devenue pour lui une obsession, mais l’horloge de l’Histoire tourne et il eut dû être orienté vers d’autres travaux guerriers.


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Paysage du Nam Bo

Revenons à nos moutons : les négociations franco-
vietnamiennes. L’intransigeance des deux parties est masquée par une politesse quasiment amicale. Il est prévu une conférence à Paris, avec une pré-conférence à Dalat. L’affaire échoppe sur le devenir du Nam Bo (Sud Viet Nam) et de la souveraineté totale du Viet Nam. Et pourtant Ho Chi Minh est reçu à Paris comme un Chef d’État, avec drapeaux, hymnes nationaux. Il y fait une excellente impression. Il expose à la presse les six points de la position du Viet Nam :
1 - Indépendance. Mais une indépendance qui ne signifie pas rupture de toutes relations avec la France, plutôt une indépendance au sein de l’Union française, ce qui sera avantageux pour les deux pays.
2 - Le Viet Nam n’accepte pas un gouvernement fédéral
3 - Le Nam Bo fait partie intégrante du Vietnam que nul n’a le droit de diviser, qu’aucune force ne pourrait diviser.
4 - Le Vietnam protégera les biens des Français. Mais les Français auront à se conformer à la loi sur le travail du Vietnam qui se réserve le droit de racheter les biens ayant des rapports avec sa défense nationale;
5 - En cas de besoin, le Vietnam recourra en premier lieu aux spécialistes français.
6 - Le Vietnam a le droit d’envoyer des ambassadeurs et des consuls dans les autres pays.

Et l’Oncle Ho de rajouter :
"Nous sommes tout à fait sincères … Nous ne voulons pas repousser les Français hors du Vietnam, mais nous voulons leur dire « Envoyez chez  nous des hommes qui nous estiment … Il n’y a que la confiance réciproque et la coopération sincère et sur un pied d’égalité qui mènent à des rapports amicaux entre les deux pays. »






Les négociations ont lieu à Fontainebleau. Mais intempestivement D’Argenlieu annonce la convocation d’une conférence fédérale. C’est la rupture. En même temps des accrochages plus ou moins graves ont lieu entre troupes françaises et vietnamiennes. Le départ de Leclerc n’arrange pas les choses. En septembre, amorce d’une reprise de la conférence de Fontainebleau, et un modus vivendi est signé, avec un caractère temporaire, renvoyant la discussion de fond vers le début de 1947. 

Et le gouvernement français  réquisitionne un l’aviso Dumont d’Urville pour raccompagner Ho Chi Minh. À l’arrivée, les hymnes nationaux du Vietnam et de la France retentissent. Tout va donc pour le mieux ?

Pas tout à fait, car des mouvement de guérilla s’organisent (et violent par la même occasion le modus vivendi).  Giap les justifie comme réponses aux actions de l’armée française, et particulièrement à d’Argenlieu. On va tout doucement vers la guerre à Haiphong en novembre.


 Sainteny revient au Vietnam et il essaie d’éviter le pire, mais d’après Giap, le pire vient du côté du corps expéditionnaire français. En tout le cas, il prépare la guérilla : « Dans les derniers mois, nous avions fait de grands efforts pour accroître l’équipement de notre armée… Au début décembre, les groupes de volontaires de la mort prêtèrent serment, reçurent des armes et se tenaient prêts à accomplir leur mission. Ces combattants devaient se jeter, avec des bombes à manche et à charge creuse sur les tanks et les blindés ennemis pour les détruire … On fora des trous dans les troncs des gros arbres sur les trottoirs  pour recevoir des charges de mines … »

En date du 20 décembre 1946, Ho Chi Minh opte pour la guerre, en faisant confiance aux qualités exceptionnelles d’organisateur et "d’harangueur" de son chef de guerre. Mais le jeu en valait-il la chandelle ? Deux guerres terribles, deux exodes massifs, pour avoir sacrifié au dieu Mars (ou au dieu Marx ?). Le sympathique peuple vietnamien méritait-il tout cela ?

Très curieusement, la conclusion de ces « Journées inoubliables » est en italiques et est beaucoup plus véhémente que le corps du livre. Giap reconnaît avoir utilisé « la contribution active de diverses personnes ». Par ailleurs, dans la dernière de couverture, la maison d’édition The Gioi fait état de 12 livres du même auteur, ce qui fait beaucoup d’œuvres littéraire pour un auteur en pleine guerre du Vietnam face aux Américains. De là à penser à l’utilisation des services d’un « nègre » ad hoc. Mais ceci est de bonne guerre et n’enlève rien à l’essai de compréhension de quelqu’un qui a osé affronter avec succès les corps expéditionnaires français et américain.


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 Revenons à Wikipedia :

Võ Nguyên Giáp, né le 25 août 1911 à An Xá et mort le 4 octobre 2013 à Hanoï, à l'âge de 102 ans, est un général et homme politique vietnamien.

Chef de l'Armée populaire vietnamienne pendant la guerre d'Indochine et ministre de la défense du Nord Viêt Nam durant la guerre du Viêt Nam, il est le seul général ayant vaincu à la fois l'armée française et l'armée américaine au cours de sa vie.

Le général Vo Nguyên Giap est entré dans l’histoire militaire et les études militaires et stratégiques de son vivant, admiré par ses amis et ennemis, dont le général français Raoul Salan et le général américain William Westmoreland. « Général autodidacte », selon ses propres termes, il n'a suivi les cours d'aucune académie militaire … C'est un admirateur de Bonaparte — dont il étudie les campagnes et les tactiques, en particulier « l'effet de surprise » —, à tel point que ses élèves le surnomment « le général » ou « Napoléon »

Au cours de la conférence préparatoire de Đà Lạt, du 17 avril au 11 mai 1946, le général Salan, alors chef de la mission militaire française, a pour principal interlocuteur Võ Nguyên Giáp avec lequel il noue des relations personnelles au cours des soirées suivant les séances officielles. Giáp aurait été alors jusqu'à offrir à Salan le commandement des troupes de la République démocratique du Viêt Nam. 


Le général Giap en 2008