CHANCEL ET L'INDOCHINE




 Création le 25 décembre 2014

Parce que l'un de ses oncles vivait en Indochine, c'est là-bas, dans un pays en guerre, que débarqua le jeune Joseph Crampes, 17 ans, au terme d'un voyage de cinquante-deux jours en bateau qui le conduisit de Sète à Saïgon. Pour travailler à Radio France Asie (et Paris Match) comme correspondant de guerre, il prit le pseudonyme de « Jacques Chancel ». Le jeune homme fit la connaissance du Tout-Saïgon, des salons mondains aux coupe-gorge, des fumeries d'opium aux cercles sportifs, cette société coloniale à la fois huppée et interlope dont il fit très tardivement la peinture dans "La nuit attendra", un livre de souvenirs sur cette période paru en 2013.

L'épisode le plus marquant de ces années indochinoises, survenu en 1952, il ne le révéla que soixante et un ans plus tard, dans "La nuit attendra", ainsi intitulé parce qu'il avait cru définitivement perdre la vue. Accompagnant comme correspondant de guerre des troupes de la Légion étrangère, le jeune journaliste se trouvait avec des officiers à bord d'une Jeep qui franchissait un pont lorsque le véhicule sauta sur une mine. Grièvement blessé, il se réveilla à l'hôpital après plusieurs jours de coma. Aveugle. Il lui fallut près d'un an pour, très lentement, sortir de cette « nuit » et recouvrer la vue. Les soldats qui étaient avec lui sont tous morts. (Le Monde)

Ce furent pour lui les années les plus fragiles, dans cette guerre qu'il a qualifiée de "dégueulasse". Mais il y a-t-il une guerre qui ne soit pas "dégueulasse" à part les uniformes rutilants, les sonneries de clairon, les roulements de tambour … et les "bananes" ?

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J'ai toujours rêvé l'aventure … J'entre au paradis, et peut-être en enfer … Le commandant de Massignac, légionnaire du premier régiment étranger de cavalerie vient de passer un message radio à celui qui souhaite rencontrer le jeune homme.

Celui-ci, qui s'était vieilli de trois ans pour pouvoir embarquer vers l'Indochine, avait pris ses précautions pour meubler les deux mois de voyage en organisant des concerts de jazz avec ses camarades.

- Mais je ne suis rien, commandant, je ne connais personne, je débarque, on me sépare de mes camarades pour un rendez-vous bizarre. Quel est cet homme qui tient tant à me voir ?

Ce personnage est "Bolo" (Colonel Obolenski, gérant de plantation). L'homme qui l'emploie est le meilleur ami de l'empereur Bao Daï. Ayant appris les prestations du jeune homme sur le bateau, il lui propose d'être candidat au "Théâtre des Armées". Petite cause, grands effets : la carrière de Jacques Chancel est maintenant à la portée de la main. Il se présente, il est reçu, se fait nombre d'amis, La curiosité est pour lui un jeu, il est à l'écoute de tout. Il fait connaissance de la société saïgonaise, de l'hôtel Continental, plaque tournante interlope gérée par un Corse, à la fois salon mondain et coupe-gorge, parcourt la rue Catinat, les Champs Élysées vietnamiens, croise une foule de militaires devant le "Parc à Buffles" (le "bordel" pour les intimes) …





Il fait la connaissance du lieutenant Vanderberghe, un fou de guerre qui défie la mort, aussi à l'aise que dans un jeu vidéo. Mais son premier métier est à Radio-France-Asie : il a la responsabilité d'un programme de divertissement : "le disque du soldat", au service des militaires qui demandent de diffuser des musiques à l'adresse de leurs proches. Avec Marina Ceccaldi (une Corse, encore !), il forme le duo "Jacques et Marina". C'est un "tabac" !

Mais sa carrière se précise, il sera correspondant de guerre; il se met en cheville avec Lucien Bodard, le célèbre correspondant de guerre. Ensemble, ils partent vers une direction inconnue. chez le pape Pham Cong Tac, de la puissante secte caodaïste forte de 400 000 âmes, qui honore Victor Hugo, et qui prosaïquement garde les entrées du tunnel récemment découvert, un fabuleux tunnel creusé par les Viets d'un kilomètre de long, et qui fait honneur à leur génie militaire : une véritable ville souterraine à dix mètres de profondeur.

Pour les millions d'auditeurs de la chaine radio, il monte une émission conjuguant information et divertissement. Joséphine Baker, Yvette Giraud, Roger Nicolas sont partants pour animer les premiers numéros. Mais un personnage important veut voir Jacques Chancel. L'appel téléphonique est enfin venu. William Bazé l'invite ce soir à dîner. Il a une allure d'un grand seigneur d'un autre temps.

- Votre oncle Cazale et votre marraine Clémentine sont mes meilleurs amis … Vous avez seul fait vos preuves, je n'ai pas eu à intervenir. Par fidélité aux vôtres, vous entrez dans notre famille.

Et Jacques Chancel de rencontrer une dame d'une remarquable beauté : c'est l'impératrice Nam Phuong, l'épouse de Bao Daï. Mais de ne pas omettre le côté correspondant de guerre. Il rencontre Xavier Dufort, un camarade de l'École des Transmissions.


- Le plus urgent est de dire la vérité. Nous sommes encerclés par l'ennemi et abandonnés par les nôtres. On nous parachute des armes et des vivres mais le plus souvent ce sont les Viets qui en héritent. Nous sommes tous, du moins les gradés, conscients qu'il faut déposséder ce pays du communisme, mais dans le même temps très lucides. Nous ne pouvons pas résister à l'immense armée que le général Giap est en train de constituer … Pardon de l'annoncer aussi brutalement : nous sommes des bêtes promises à l'abattoir.

Le lendemain, le commandant dit à Chancel :
- Cette nuit, il y a eu un combat. L'opération est une réussite, mais nous avons perdu vingt deux hommes. Le lieutenant Dufort, remarquable soldat, est de ceux-là. Dans une heure vous pourrez, avant votre départ, lui faire vos adieux.

Réaction du directeur de Chancel :
- Je t'invite dans ton commentaire à raconter que tu étais près de ton ami lorsqu'il a été tué et que tu as ramené son corps.

Chancel refuse.

Il est reçu par William Bazé qui lui prodigue ses conseils de prudence, en citant en particulier ce proverbe arabe "Mon père était marchand de poussière. Il a été ruiné par un coup de vent". L'autre invité est l'empereur Bao Daï qui lui dit :
- Donc c'est vous le gamin qui présente à la radio le "disque du soldat" ! Le travail que vous assurez exige beaucoup d'amour et je pense en ce moment à Danton qui disait : "L'amour c'est ce qui met en mouvement les étoiles".

Chancel rencontre aussi des  "figures" asiatique ou eurasienne : Baÿ Vien, gourou de la secte des Binh-Xuyen, un voyou efficace : Quand Bao Dai l'a nommé chef de la Sécurité, tout est rentré dans l'ordre, et Baÿ Vien n'y va pas de main morte : " les Français font très mal une sale guerre. Seul, j'aurais pu liquider le Vietminh …". Il y a aussi le colonel Leroy, fils d'un paysan de Pithivier et d'une Cochinchinoise, il a réussi à trente et un ans, à la tête de ses trente mille miliciens catholiques à pacifier la province de Bentré, la plus riche. Ou bien le général Tran Van Soaï et ses quarante mille Hoa Hao.

L'empereur Bao Daï est sans illusion. "L'emprise viet est bien supérieure à l'engagement français. L'armée nationale vietnamienne n'arrivera pas à se défaire de la force communiste manipulée par la Chine. Je suis un jouet entre les mains et les intérêts de Paris."


Croquis de Pierre Rocolle - Pourquoi Dien Bien Phu



Grâce à sa notoriété, Jacques Chancel fait la connaissance  de descendants de la grande noblesse chinoise, mais aussi de Lartéguy, de nombre de jolies femmes, qu'elles soient mannequins venant de Paris, eurasiennes ou asiatiques. Et cette histoire d'un jeune homme qui s'est enrichi fabuleusement et qui disparaît brusquement de la circulation. Suspect ? Non, lépreux. Bref, son expérience lui offre des sujets de reportage passionnants.

Jusqu'au moment où un ami lui parle d'une opération militaire importante. Il ne pense plus qu'à cela qui le turlupine. On le prévient :
- Tu prends trop de risques.

Khanh Hoi est devenu le point stratégique d'une possible attaque des Viets contre Saigon, le dernier rempart de la capitale. Des informations données par les habitants du village laissent craindre l'infiltration des premières lignes d'un régiment viet …



Pont de Khan Hoi

"Au delà de la route pavée, nous nous préparons à passer le fameux pont de Khanh Hoi, à quarante kilomètres à peine de Saigon. Les phares de la Jeep éclairent des sillons de rizières, les soldats sont en embuscade tout au long de la rivière. Le capitaine Prestalle presse le chauffeur d'accélérer. Le passage pourrait faire croire que nous entrons dans un jardin japonais. Une explosion, terrible tremblement, une gerbe de feu, et puis plus rien."

Au sortir d'un coma de plusieurs jours, Jacques Chancel est aveugle. C'est la nuit, qui durera près d'une année. On est aux petits soins pour lui. Marina, sa co-équipière de la radio invente un reportage pour faire patienter ses auditeurs. Il est confié à un brillant ophtalmologiste cambodgien. Au bout de quelques semaines, il entend dire à voix basse : "Le regard est vivant mais encore figé".

Son ami Pierre Schoendoerffer vient lui rendre visite. Envoyé par les Actualités françaises, il prépare un film sur "Dalat, principauté coloniale". Puis Chancel peut maintenant projeter de rentrer à Saigon. La fille de son ami William Bazé lui confie :" Ce qui m'a le plus frappée, c'est la lâcheté de beaucoup d'intellectuels qui, en public, chantent le communisme et, en privé, vivent comme de grands bourgeois."

Chancel peut reprendre ses émissions. La situation politique et militaire n'est guère brillante : le général de Lattre qui avait redonné la fierté à l'armée française n'était plus là. Bao Dai était plus préoccupé de chasse  que de défense de son pays. "Nous avions sur des collines de mort, toute une génération de jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes. Je sentais confusément que nous allions droit à un anéantissement.


Pierre Schoendoerffer lui dit : "Écoute bien, il est question d'une offensive à grande échelle des Viets au Tonkin. Le général Giap aurait réuni une véritable armée autour de Dien Bien Phu. Et Navarre, lui, a installé nos troupes dans cette étrange cuvette exposée à tous les tirs. Je pense que notre commandement a fait une nouvelle erreur. Nous allons nous retrouver victimes, comme à Langson et Caobang. L'officier parait bien informé, il donne des détail surprenants, il parle d'un million de coolies qui, à vélo, dans les collines, par des tunnels, portent armes et munitions aux  combattants. Pour l'instant, tout est calme …"



Croquis de Pierre Rocolle - Pourquoi Dien Bien Phu

Et encore ceci :" Nos reportages contre les inconséquences de l'état-major français nous ont valu une convocation dans les bureaux du haut commandement, une engueulade sévère, mais il n'y a pas eu de censure, d'ailleurs nous ne l'aurions pas acceptée." Schoendoerffer : "C'est au Tonkin que se joue le sort de l'Indochine, c'est à Saigon que l'on fait ripaille."  Bai Vien, patron des Bin Xuyen : "Les Français s'installent gaiement  dans un piège, persuadés de tenir la victoire au bout de leur audace. Ce sera un massacre. Les Vietnamiens ont un gouvernement médiocre et lâche. Nous nous préparons à un avenir douloureux."


Les journalistes envoyés de Paris entourent Chancel.
- Tu étais à Dien Bien Phu avant le début des attaques. Qu'as-tu vu au premier regard ?
- J'ai vu la défaite sur les visages des premiers blessés qui arrivaient à l'hôpital Lamessan.


A Saigon souffle un vent de panique. Tous trichent pour dissimuler leur peur. On s'amuse encore, mais le cœur n'y est plus. Un lieutenant qui a perdu un bras au piton Isabelle ( un des points d'appui du camp retranché) : "C'était l'horreur absolue." Puis c'est la libération du troupeau de prisonniers, des morts vivants, dont Schoendoerffer faisait partie.

C'est un vent d'après-défaite. Le régime Diem veut imposer sa dictature sur le sud. Chancel tire les conclusion à ses amis de la radio : "L'avenir de Saigon paraît menacé. Le Vietminh du nord possède une véritable armée, le gouvernement du sud n'a que de la soldatesque. On nous chasse, mais personne ne peut nous interdire d'aimer ce pays et son peuple." Évidemment, il est "grillé" pour cette impertinence. Mais l'aventure se poursuit au Cambodge : il s'agit d'obtenir l'accord du Prince Norodom Sihanouk pour tourner un film de Marcel Camus. Accord immédiat. Bonne surprise : Schoendoerffer est là pour tourner un film sur le premier corps d'élite de l'armée cambodgienne. Il reste marqué par son expérience de Dien Bien Phu pendant la visite d'Angkor Vat.

Revenant sur son passé indochinois, Chancel conclut :
- J'ai vingt quatre ans, la nuit attendra.

Le 23 décembre 2014, la nuit n'a pas attendu. Jacques Chancel a été une personnalité brillante, intelligente, humaine.