Modification 2 le 18 juillet 2014 : Recension
Jacques DESPUECH n'a pas été le seul à être inspiré par le trafic de piastres, mais c'est de loin le mieux documenté, et surtout celui dont le livre a permis d'arrêter ce trafic.
En préambule, nous vous proposons le site Saïgon-Vietnam, très documenté :
http://saigon-vietnam.fr/indochine_5.php
http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/2/24/12/66/Indochine--dessous-guerre-/Indochine-dessous_d_une_guerre_3_.pdf
Parmi les scandales d'État, celui du trafic de piastre est l'un des plus abracadabrantesque !
Le 25 décembre 1945 - jour férié par excellence - René Pleven, Ministre des Finances du "gouvernement Charles de Gaulle" signait un décret qui fera date dans l'histoire de la quatrième République française.
Catimini ou intervention d'urgence ? Les deux hypothèses sont envisageables, puisque l'affaire n'a jamais été éclaircie.
Si margoulinade il y a, elle est de taille : elle transforme pendant huit ans les contribuables français en myriades de Pères Noël au profit de banquiers, d'affairistes et du Viet Minh !
S'il s'agit d'une intervention d'extrême urgence, en quelque sorte une transfusion vitale de la piastre indochinoise, cela mérite un développement.
L'occupation japonaise de l'Indochine, et d'autres facteurs propres à nos alliés anglo-américains, ont transformé une économie florissante en désastre aggravé par l'insurrection des nationalistes du Viet Minh. Le Général de Gaulle, qui a quelques défauts, sauf celui d'être un imbécile, veut éviter une débâcle économique et financière de l'Indochine avant de lancer des négociations avec l'Oncle Ho ( surnom d'Ho Chi Minh ). Une mesure discrète, mais efficace à condition qu'elle soit à court terme, est de doper la valeur de la piastre, dont le cours réel est de l'ordre de 8 à 10 francs, et de la porter à 17 francs ! Une aubaine pour les financiers. Oui, mais en janvier 1946, le général de Gaulle quitte les "Affaires"...
Un rappel de l'histoire politique s'impose.
Le 16 août 1945, De Gaulle a nommé un fidèle, l'amiral George Thierry d'Argenlieu, en tant que représentant de la France en Indochine. Le 6 septembre 1945, l’amiral d’Argenlieu part pour Saïgon et y arrive le 31 octobre ; il y retrouve le général Leclerc, présent depuis le 5 octobre. En effet, ce n'est que le 5 octobre que Leclerc, après avoir enfin reçu l'autorisation des Alliés, peut débarquer en Indochine pour en entamer la reconquête et participer au désarmement des troupes japonaises : la destruction de l'administration coloniale par les Japonais en mars 1945, puis la reddition des Japonais en août, ont laissé le territoire indochinois en plein chaos, les indépendantistes vietnamiens, cambodgiens et laotiens ayant les mains libres. Hô Chi Minh, chef du du Việt Minh communiste, a notamment proclamé le 2 septembre 1945 l'indépendance du Viêt Nam.
La reprise en main du Cambodge est aisée : le roi Norodom Sihanouk ayant invité les Français à rétablir leur protectorat, Leclerc peut arrêter sans difficultés le premier ministre indépendantiste Son Ngoc Thanh. La situation est nettement plus complexe en territoire vietnamien, où les troupes de Leclerc parviennent progressivement, entre octobre 1945 et janvier 1946, à rétablir la souveraineté française dans toute la Cochinchine, puis dans le Sud-Annam, tandis que le nord de l'Annam et tout le Tonkin demeurent sous le contrôle du Việt Minh.
Les accords Hô-Sainteny permettent finalement de débloquer la situation en lançant un processus de négociations avec les indépendantistes communistes vietnamiens : le 18 mars 1946, les troupes de Leclerc peuvent enfin faire leur entrée dans Hanoï. Le 26 mars, Leclerc rencontre Hô Chi Minh ; leur prise de contact se passe bien, Leclerc étant favorable à une résolution par la voie politique de la crise qui secoue la colonie française.
Thierry d'Argentier et Leclerc ne s’entendent pas et leur conflit conduit au départ de Leclerc en juin 1946 ( sous le gouvernement de Félix Gouin ). Ils n’ont pas la même position sur l’opportunité et la nature des négociations avec Hô Chi Minh. Au nord du Viêt Nam, s’est constitué un gouvernement provisoire, présidé par Hô Chi Minh et qui a entamé des discussions sérieuses avec un représentant français, Jean Sainteny.
Le 6 mars 1946, un accord (accords Hô-Sainteny) est signé par lequel « la France reconnaît la République du Viêt Nam comme un État libre ayant son gouvernement, son Parlement, son armée et ses finances », accord qui fut qualifié en privé par d’Argenlieu de « Munich indochinois ». ( source Wikipedia )
L'option "guerre" de Thierry d'Argentier est préférée à l'option "paix" de Leclerc … Conséquence incalculable sur la politique de décolonisation de la France, en premier lieu, sur l'enracinement de la guerre d'Indochine jusqu'en 1954, et … sur le trafic des piastres.
Venons-en au livre de Jacques DESPUECH, paru aux éditions des Deux Rives en 1953. C'était encore le temps où il fallait dépuceler les pages des chapitres avec un coupe-papier.
Après un tour d'horizon sur l'économie de l'Indochine, Jacques DESPUECH se penche sur l'organisme qui doit réglementer les transferts de piastres.
Première surprise, c'est un organisme privé, qui n'est régi par aucune loi, aucune directive. L'Office Indochinois des Changes ( OIC ) est un État dans l'État. Pour faire parvenir en France la plus petite somme d'argent, il faut demander l'autorisation de l'OIC.
"L'employé, le directeur de l'OIC, sont seuls juges en la matière. Juges souverains et sans appel, qui se voient forcés d'appliquer le fait du prince. Tel personnage bien vu ( sénateur ou restaurateur ) se verra délivrer sans aucune raison valable des autorisations de transfert portant sur des millions de piastres, alors qu'un petit fonctionnaire ou un petit commerçant se verra refuser, sans motif également, un transfert mensuel de quelques milliers de piastres justifié amplement quant à la provenance des fonds et l'utilisation qui doit en être faite en France. … comme l'avouait un employé de l'OIC : "Je sais très bien que notre action n'est appuyée sur aucun décret ni loi. Mais l'OIC s'en fout, parce que si je ne signe pas votre transfert vous resterez avec vos piastres. Donc je refuse. Faites ce que vous voudrez, nous sommes tout-puissants !"
Dès 1948, le trafic prend une ampleur considérable. Mais pas question de changer pour autant le taux surévalué de la piastre. Seules des instructions de "sévérité accrue" sont données à l'OIC.
On peut transférer des piastres :
1 - Par virements mensuels via des banques agréées par l'OIC. Un particulier qui se fait ouvrir différents comptes dans différentes banques et dans différentes villes de l'Indochine, arrive facilement à transférer ( sans contrôle ) plusieurs millions de piastres par mois.
2 - Par les mandats poste autorisés mensuellement. Chaque résident en Indochine, sans distinction de nationalté peut, moyennant l'obtention d'une carte qui coûte 10 piastres obtenir l'autorisation d'expédier en France chaque mois 5 000 francs … Les trafiquants, moyennant une commission, louent les cartes de plusieurs Indochinois et virent ainsi, également sans contrôle, des sommes mensuelles qui peuvent être très importantes.
3 - Il peut y avoir, soumis à l'autorisation de l'OIC, des transferts "politiques", des transferts "commerciaux" !
Comme l'a dit un haut commissaire de France en Indochine, "Étant donnée la réglementation actuelle, il n'y a pas de délit en matière de transfert de piastre ! "
4 - Il y a mieux : le trafic piastre-franc-dollar-piastre-franc ou le trafic via Hong Kong dollar-piastre-franc, sans rentrer de devises en Indochine, mais en utilisant uniquement des virements bancaires. Tout cela en liaison avec la mission d'achat Viet Minh.
Il y a eu aussi le trafic de l'or, exemple ce pilote d'une compagnie aérienne qui voyageait avec deux boites, l'une contenant des appareils de contrôle radio, l'autre remplie d'or. À la douane, il ouvrait la seconde !
Un autre exemple : une famille vietnamienne de 5 personnes pouvait vivre, entretenir un étudiant en France, payer son voyage et gagner près de dix millions de francs …
Ou encore la fille d'un Haut commissaire qui se fait "pincer" par un douanier honnête … lequel se fait mettre à la porte six mois plus tard pour "raisons sanitaires" !
Et l'affaire d'un rapport militaire secret analysant les points faibles du dispositif à la frontière de la Chine, et qui tombe entre les mains du Viet-Minh … lequel a pu se procurer - avec bénéfice - armes et munitions qui lui étaient nécessaires avant l'obtention de l'aide massive chinoise.
Et l'affaire du "sulfure de carbone" ? À la fois engrais et explosif. Destiné en principe à être déchargé à Saïgon, mais dérouté vers Hong Kong où le navire était "arraisonné" par une jonque communiste …
Et le coup de la "réparation de la maison sinistrée en métropole" au coût de 39 millions de francs. L'employé de l'OIC, comme le dit Jacques Despuech, était "jeune et stupide" et refusa le transfert : il fut réduit au chômage à vie.
Le raisonnement de Jacques Despuech est le suivant : pour pouvoir continuer à faire des affaires, il faut garder le plus longtemps possible le taux de change de la piastre, donc aussi longtemps que durera la guerre. Il ne faut pas vaincre le Viet Minh rapidement, donc il suffit d'aider le Viet Minh à poursuivre … Et Despuech de rapporter un mot du général Leclerc : " Le mieux, pour ne pas perdre la face, est de faire une promenade militaire jusqu'à la frontière chinoise. Puis de rembarque le maximum et de s'en aller. Pas d'autres solutions." Le seul ennui est que Leclerc lui-même a été viré !
Suit un chapitre extrêmement intéressant sur l'économie et les finances du Viet Minh, que ce soit sur la monnaie, l'utilisation du riz du centre et de l'ouest de la Cochinchine ( le Transbassac ), le commerce avec la Chine - et via la Chine - pour le rachat forcené des surplus militaires américains de la seconde guerre mondiale afin d'armer quinze bataillons Viet Minh ! Le transport maritime est très risqué en raison des actions de l'armée française ( plus de 50% de pertes ). Mais les routes entre la Chine et le Tonkin sont rétablies à l'insu des Français par des milliers de coolies.
Dès 1950, la coopération sino-viet minh devient prépondérante, que ce soit sur le plan économique ou sur le plan militaire. Ce n'est plus de la guerilla, c'est la guerre ! Près de 100 000 hommes ont pu être réarmés grâce à l'aide chinoise. Le Viet Minh a donc pu à partir de rien ( si on admet que la parité artificielle de la piastre n'est rien ) une armée de 200 000 hommes appuyée sur 100 000 partisans.
Parallèlement, les dépenses de la France en Indochine ont dépassé les 3 000 milliards de francs en sept ans ! ( source : Bulletin Économique de l'Indochine ). Auquel il faut ajouter 40 000 morts français et 500 000 morts vietnamiens. Et encore, ce livre était écrit avant la bataille de Dien Bien Phu, l'extermination des Vietnamiens pro-français, la deuxième guerre du Viet-Nam, les boat people, le génocide par les Khmers rouges …,
La suite du livre de Jacques Despuech est encore plus "romanesque". Il apprend qu'il est dénoncé par un haut fonctionnaire français et que sa vie est en danger. A son retour en France, il est accaparé par une flopée d'hommes politique qui veulent savoir ce qu'il sait, et qui le conjurent de n'en rien dire. Puis il s'aperçoit qu'il est filé, et qu'on essaie de noyer le poisson. Confidence de trois "journalistes" : "Si vous tenez à faire un livre, faites-le, mais pas de nom. Cette affaire vous dépasse. Vous êtes le pot de terre contre le pot de fer. Vous êtes seul et certainement honnête. Vous n'avez aucune chance. Vous allez vous retrouver dans un asile de fous ou avoir un accident. Vous avez une gentille femme, très jeune, Vous ne voudriez pas qu'il lui arrive quelque chose ?"
Un ami : "Si vous faites un livre technique, les gens ne le liront pas. Si vous mettez des noms, vous aurez des procès en diffamation, vous croupirez en prison, et votre livre sera interdit." ( dans cet article nous n'avons donné aucun nom, mais nous en avons compté 63 )
Le livre a été imprimé en mai 1953. C'est la version moderne des contes de Noël où le loup mange le petit chaperon rouge. En annexe, un certain nombre de photocopies, dont nous reproduisons l'une d'entre elles, juste pour le folklore, sans en garantir, bien entendu, l'authenticité.
Par le plus grand des hasards, le 11 mai 1953, le Président René Mayer, par simple décret, ramène le niveau de la piastre à 10 francs. On peut donc maintenant terminer la guerre ; Pierre Mendes-France est finalement investi président du Conseil avec une forte majorité le 18 juin 1954, quelques semaines après la défaite française à la Bataille de Dien Bien Phu, pour faire la paix en Indochine.
La morale de cette histoire, larirette larirèète, est que que soit des hauts fonctionnaires, tous ministères confondus, ou des politiciens tous partis confondus, n'ont fait entendre que le bruit des ailes du silence. Et le Viet Minh - quand même ! - aurait pu dire merci … Merci qui ?
Les jolies colonies de ...