Voici le texte de la conférence que Bernard Dorin, Ambassadeur de France et Conseiller d'État honoraire, a faite le 22 février 2013 à l'Institut du Pacifique, sur le thème de la confrontation russo-japonaise depuis la fin du XIXème siècle.
Bernard Dorin est également membre de l'Académie des Sciences d'Outre-mer.
L'Institut du Pacifique est une association constituée conformément à la loi de 1901. Il a pour objet :
- de faciliter la rencontre de tous ceux qui s'intéressent à la "Région Pacifique" et veulent suivre son évolution ;
- d'entreprendre ou d'encourager des recherches à court et surtout à moyen et à long terme sur cette région ;
- d'établir des relations de travail et d'échange avec d'autres organismes d'études, français ou étrangers ayant des objectifs similaires.
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Mesdames, Messieurs, pour expliquer les raisons de la confrontation russo-japonaise depuis la fin du XIX ème siècle, je vais vous montrer à quel point le Japon et la Russie sont dissemblables.
La géographie les oppose complètement, car la Russie est une masse continentale gigantesque - de très loin le pays le plus vaste du monde - , alors que la superficie du Japon n'est que de 125 000 kilomètres carrés.
Même opposition dans l'histoire : la Russie a toujours été un pays "accroché" à l'Europe, elle est un pays profondément européen, alors que le Japon, à partir de la bataille de Sekigahara, en 1600, s'est fermé totalement pendant deux siècles et demi au monde entier, c'est à dire que toute personne qui sortait clandestinement du Japon était mise à mort si elle était prise, et toute personne qui y entrait était également mise à mort si elle ne pouvait pas justifier de son entrée. Aucun pays au monde n'a subi cette claustration de deux siècles et demi, ( à l'exception du port de Nagasaki où les Portugais, puis les Hollandais, ont réussi à échanger des armes et de la poudre à canon contre de la poudre d'or, " que Cipango nourrit dans ses mines lointaines" comme l'a dit José-Maria de Hérédia.
Bataille de Sekigahara
Contradiction dans tous les autres domaines : ethnographique, linguistique. L'un a une écriture cyrillique, l'autre s'écrit en caractères chinois.
On va voir cette tension entre Japonais et Russes croître avec le temps.
Une anecdote : en 1903, au tout début du XX ème siècle, le Tsar délègue au Japon son fils, le tsarévitch Nicolas, qui deviendra Nicolas II, et, au moment où celui-ci traverse la foule pour aller au Palais impérial, un moine bouddhiste sort son sabre, un sabre de bois, et, sans porter de coup, il le lève sur la tête du tsarévitch ! Désastre non seulement protocolaire, mais national pour le Japon : le Tenno - l'Empereur - ordonne un deuil d'une semaine. Nicolas n'avait été ni bousculé, ni même touché, mais seulement menacé d'un sabre. Une fille de Samouraï - fait unique dans l'histoire - se fait "seppuku", ce que les Français appellent "harakiri", ( on se fait couper la tête après s'être ouvert le ventre ). Grosse sensation au Japon, mais le Tenno décrète la fin du deuil car le sang de la fille d'un Samouraï a lavé l'honneur du Japon.
Seppuku
Nous arrivons à la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Comment expliquer cette guerre ? Par la montée des tensions. L'Empire russe est impérialiste et va pousser son hégémonie jusqu'en Alaska, qui sera russe avant d'être américain. Dans ce bras de fer, le Japon fera l'expérience qu'il refera avec les îles Hawaï : il attaquera la flotte russe, notamment en face de Port Arthur, puis déclarera la guerre à la Russie, alors qu'il est l'agresseur.
Les Russes sous la neige
( Une "mission militaire française près l'armée japonaise" au titre d'officiers étrangers observateurs suivra sur le terrain toutes les opérations militaires, notamment pour observer le déroulement de la bataille de Moukden. Ses observations figureront dans le cours d'histoire militaire de l'Ecole de guerre ).
Irkoust
Vladivostok en 1910
Grande en raison des effectifs militaires en présence. C'est aussi l'occasion pour les Japonais d'utiliser à fond les premières mitrailleuses lourdes, les tenues camouflées, les contacts radio. Les Japonais l'emportent ; ils ont perdu plus d'hommes que les Russes, mais les troupes russes refluent vers le nord de la Mandchourie.
La bataille décisive va être la bataille navale dirigée par un amiral célèbre au Japon, l'amiral Togo. Il faut savoir que depuis 1902, la Grande Bretagne est l'alliée du Japon. Les cuirassés russes sont obligés de traverser la mer du Nord, et là, ils se croient attaqués par des sous-marins japonais, mais ils ont tiré sur des bateaux de pêche britanniques. Les Russes s'excusent, mais ne pouvant passer par le canal de Suez, ils font la circumnavigation de l'Afrique, passent le détroit de Malaca et arrivent jusqu'à Tsushima, où l'amiral Togo va "barrer le T". Les navires russes arrivent en colonne, les uns après les autres, les navires japonais en ligne concentrant leur puissance de feu sur le premier, qu'ils coulent, puis sur le deuxième et ainsi de suite.
Tsushima vu par un artiste japonais
Les navires japonais étaient 2 fois plus rapides que leurs homologues russes, mieux armés et capables de tirs plus précis grâce à des télémètres. La victoire du Japon à Tsushima fut totale : la quasi totalité de la Flotte Baltique russe fut perdue; les japonais ne perdirent que trois torpilleurs.
En 1905, le Tsar, qui doit faire face également à des difficultés intérieures, se résigne à faire la paix avec le Japon. Territorialement, le Japon va exiger le sud de l'île de Sakhaline, et recevoir une somme considérable de la Russie. C'est une humiliation sans précédent pour le régime russe. C'était la première fois qu'une grande puissance occidentale - qui avait vaincu Napoléon - était elle-même vaincue par un peuple asiatique. Les illustrations de l'époque tendaient à montrer que c'était le début de la fin de la grandeur de l'Occident chrétien …
En 1914, curieusement, Russes et Japonais vont être dans le même camp. Tout simplement parce que les Japonais ont des vues sur les îles allemandes du Pacifique. Mais il va se produire un événement que personne n'avait prévu : la révolution bolchevique de 1917, qui provoque une guerre civile impitoyable. On voit ressurgir l'Amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak ( surnommé le "polaire" ), qui avait été à Port Arthur. C'est un grand marin. Lors des mutineries dans la flotte russe, il était dans le navire amiral, occupé par les mutins ; ceux-ci ont voulu désarmer l'amiral qui avait reçu, en l'honneur de sa résistance à Port Arthur, un sabre en or qu'il arborait fièrement. Il a fait semblant de le leur donner, et il l'a jeté à la mer.
Koltchak va tenter d'occuper l'ensemble de la Sibérie pour menacer Moscou, avec l'aide des Britanniques. Ses troupes vont passer l'Oural et occuper Iekaterinbourg. Koltchak décide alors de marcher sur Moscou, mais un groupe d'officiers n'accepte pas la suprématie de Koltchak. En même temps, la contre-offensive bolchevique est victorieuse et Koltchak est fait prisonnier et exécuté. Si les Japonais avaient décidé d'aider Koltchak, la révolution soviétique eut probablement été écrasée, et le sort du monde en eut été changé.
L'acte suivant, décisif, est la deuxième guerre mondiale. En 1932, le Japon annexe la Mandchourie, et lui donne le nom de Mandchoukouo, donné au dernier empereur de Chine, Pu Yi. En 1941, le Japon n'est pas prêt à entrer dans une guerre ; il veut se débarrasser de l'affaire chinoise, et va conclure le 13 mai 1941 avec l'URSS un pacte de non-agression, ce qui est capital. L'Union Soviétique avait le grand avantage de ne pas être attaquée par l'est. Les divisions sibériennes étaient parfaitement équipées pour le froid sibérien. Elles avaient des tenues blanches molletonnées …
Pu Yi
Les Allemands sont arrivés tout près de Moscou, mais en tenue non adaptée à l'hiver russe par des froids de -30° ; ils ont du reculer devant les divisions sibériennes rappelées à marche forcée et par le transsibérien. Sinon les Allemands auraient pu prendre Moscou et, fait plus grave, les usines d'armement qui avaient été évacuées et reconstruites entre Moscou et l'Oural. L'armée soviétique aurait eu les reins définitivement brisés. C'est dire l'importance de ce pacte de non-agression entre le Japon et l'Union Soviétique.
Lorsque les Américains ont vaincu les Japonais, Staline aurait bien aimé occuper l'île de Hokkaido. Entre la bombe d'Hiroshima et celle de Nagasaki, les Russes vont considérer le pacte de non-agression comme caduc et déclarer la guerre au Japon. Le 15 août 1945, l'Empereur du Japon, le Tenno, va capituler sans conditions et commander à toutes les armées nippones de baisser les bras. Mais les officiers japonais du nord des Kouriles sont des samouraïs et vont quand même résister jusqu'au bout.
Mais quid des quatre îles méridionales des Kouriles ? Les Russes vont en hériter, et de plus avoir un siège au procès de Tokyo, où le général Tojo va être condamné à mort et pendu.
En 1956, une loi japonaise a décrété que ces quatre îles faisaient partie du territoire national, réclamation que les Russes n'ont jamais admise. Ces quatre îles ne représentaient apparemment pas grand chose … J'étais au Japon, le Président François Mitterand, venu en visite officielle pour les funérailles de l'Empereur Hiro Hito, me demanda à brûle-pourpoint "Expliquez-moi le Japon". Difficile d'expliquer le Japon en quelques minutes, sauf à faire une carte et la commenter en quelques mots. Mais il m'a dit : "Je n'ai rien compris à l'histoire des Kouriles que les Japonais appellent territoires du nord, qu'est-ce que c'est que ces territoires, et pourquoi les Russes tiennent-ils vraiment à ces quatre îles ?" J'ai répondu au Président que la mer d 'Okhodsk était une base de sous-marins russes, avec près des deux tiers de sous-marins lance-missiles menaçant Hawaï et la côte ouest des Etats-Unis. Or tous les passages entre les îles Kouriles sont bloqués par les glaces l'hiver, sauf les eaux entre ces quatre îles, d'où leur intérêt stratégique majeur.
En 2010, c'est la première visite de Dmitri Anatolevitch Medvedev dans les Kouriles du sud. Les Japonais protestent, mais les Russes disent que ces îles font partie de l'Oblast ( la province ) de Sakhaline, et qu'il n'est pas question de les rétrocéder.
Il faudrait trouver une solution qui satisfasse les deux parties, mais quelle solution ? Cela me fait penser à une petite anecdote au sujet de Mazarin, spécialiste de la "combinazione", répondant à un jeune camériste qui lui avait dit "Mais Eminence, ce n'est pas une solution !" avait rétorqué : "Mon zeune ami, a zamais di solutionne !"
Ce Japon, qui a par deux fois avait sauvé l'Union soviétique, a eu comme récompense un coup de poignard dans le dos entre les deux bombes atomiques américaines.
Credits :
- Bernard Dorin pour son aimable autorisation de publication ;
- Carl Pépin pour les photos de son excellent site :
http://carlpepin.com/tag/guerre-russo-japonaise/
- Les auteurs de Wikipedia